« Les Mystérieuses Etudes Du Professeur Kruhl » De Paul Arosa: Un scientifique se doit de toujours garder la tête froide!
Il y a de cela un vingtaine d'années, alors que ma passion pour l'anticipation ancienne revêtait déjà une forme obsessionnelle et que le « Versins » trônait sur ma table de chevet, j'avais découvert l'ouvrage de Jacques Van Herp « Je sais tout le roi des magazines » (Collection Idés...et autres N° 54, éditions « Recto-Verso » 1986). Une mine que cette publication, comme tous les titres de la collection d'ailleurs.
L'univers si riche des publications d'avant guerre était une découverte récente pour moi, préférant collectionner uniquement les volumes, plus faciles à ranger, moins encombrants. Stupide erreur, car tous ces périodiques renferment, comme j'allais rapidement le découvrir, des textes inestimables et...inédits ! Me voilà donc à la recherche de ces précieuses revues et je constate avec stupeur qu'il n'existe pas vraiment de « fanzines » qui, comme moi, éprouveraient quelques sympathies pour d'aussi éphémères morceaux de papiers, et qui leur accorderait les chances d'une réédition.
A cette époque je rencontre un amoureux de la science fiction, William Waechter, qui me soumet son projet de créer une revue consacrée au domaine de l'imaginaire sous toutes ses formes. Je lui propose ma collaboration, lui vante le vide énorme concernant l'anticipation ancienne et toute sa richesse thématique, serait-il d'accord pour me consacrer un espace destiné à des rééditions ?. Il prend le risque et c'est ainsi que va naître « Planète à vendre » avec une rubrique « Rétro Folio » intitulée « Les oubliettes ».
Ainsi, sur quatre numéros il me sera possible, avec les moyens du bord, de pouvoir un peu parler de cet amour pour les textes anciens, les précurseurs de la science fiction française, et de faire partager trois textes qui me paraissaient intéressants et dont l'oubli dans lequel ils étaient tombé, devait être réparé. De nos jours, les efforts se multiplient afin de réparer ces injustices et il n'est pas rare, sur la toile ou en librairie de constater l'intérêt que portent les amateurs et les éditeurs, à toute cette partie de la littérature « populaire » à cette face cachée de l'iceberg, cette « Autre face du monde » qui mérite toute la reconnaissance et le respect que nous devons porter à nos illustres pionniers.
- « L'arbre charnier » de E.M.Laumann. Planète à vendre N° 1. Octobre 1990.
- « La journée d'un Parisien au XXI éme siècle » de Octave Béliard. 1ere partie. Planète à vendre N° 2.Décembre 1990.
- « La journée d'un Parisien au XXI éme siècle » de Octave Béliard. 1ere partie. Planète à vendre N°3. Mars 1991.
- « Les mystérieuses études du Professeur Kruhl » de Paul Arosa. Palnète à vendre N° 5. Juillet 1991.
J'avais déjà effectué un résumé du texte présenté aujourd'hui, lors de mes premiers articles sur ce site, pour les retardataires je me permets donc d'en reprendre la présentation avec cette fois, la nouvelle inédite de Paul Arosa, dans son intégralité.
Présentation
La production de textes relevants de l'imaginaire fut, faute de revues spécialisées, très abondante au début du XX éme siècle et il serait vraiment difficile d'en répertorier la totalité à l'heure actuelle. De plus, c'est une époque où le genre « Science- fiction » n'est pas encore bien déterminé et le terme de « Fantastique » était une espèce de « fourre tout » ou de nombreux textes appartenant à cette zone crépusculaire entre la SF et le Fantastique, étaient alors rangés. Un genre il faut le reconnaître assez méprisé, car en marge de la « vraie » littérature mais qui abritait donc sous son aile une foule de textes d'origine conjecturale. Bien souvent d'ailleurs la différence entre les deux domaines se base souvent sur des critères assez difficiles à définir.
L'exemple typique de cette époque est le texte de Paul Arosa « Les mystérieuses études du Professeur Kruhl » paru dans la revue « Je sais tout » ou ce dernier rassemble plusieurs genres : Policier,Fantastique,Science-fiction et même Grand Guignol. Cette œuvre d'ailleurs, comme nous le fait remarquer fort justement Jacques Van Herp, ressemble curieusement à un texte de Jean Ray et intitulé « La tête de Mr Ramberger ». Dans les deux textes nous sommes en présence de la résurrection d'une tête décapitée, toutefois Arosa apportera une explication scientifique alors que Jean Ray laissera planer un doute à la limite du surnaturel, tout en insistant sur le coté morbide de la situation (l'auteur Gantois était avant tout un conteur fantastique).
Dans le texte qui nous intéresse le procédé utilisé pour l'époque est assez innovent. En effet tout repose sur un appareillage sophistiqué, énorme machine fonctionnant au moyen d'un cœur artificiel, envoyant en permanence du sang de porc (le plus proche de l'homme) dans le système vasculaire cérébral. Toutefois, si l'idée est séduisante sa créature reste tributaire de son statut de « Tête vivante » et reste condamnée à ne pas bouger du socle sur lequel elle est posée. Il faudra attendre un roman tout à fait rarissime et passionnant des pères de « Fantômas », Souvestre et Allain pour que le pas soit enfin franchi avec le passionnant « Le rour » (écrit à la gloire de l'automobile et des pneumatiques Ducasble) Il s'agit à mon avis du tout premier roman Français (publié en 1909, librairie de L'auto) où il sera question d'une créature semi mécanique et mue par un cerveau humain. Les auteurs nous en présenterons juste une ébauche audacieuse car le savant diabolique de l'histoire ne parviendra pas à mener son projet à terme et pour cause, le héros neutralisera l'inventeur, le cerveau de la future créature étant celui de sa fiancée. Par la suite G.Palowski en 1913 et son « Voyage dans la quatrième dimension » ( Bibliothèque Charpentier 1912) ébauchera ce concept toutefois cette date est tout aussi importante car elle marque une étape décisive dans notre domaine.
En effet à Bruxelles sera édité ce qui constitue d'après Versin dans son « Encyclopédie » la « Première collection spécialisée de science-fiction » « Le secret de ne jamais mourir » ( Editions Polmoss 1913, Bruxelles) Roman fantastique de A.Pasquier et illustré par De Cuyck va ainsi constituer le seul et unique volume d'une série fort prometteuse des éditions « Polmoss » L'ouvrage renferme en réalité deux textes consacré aux « automates » mais celui qui nous intéresse plus particulièrement est le premier donnant le titre au recueil. Ici la donne est différente car ce n'est pas un cerveau que l'on va ajouter à une machine (ou faire fonctionner un cerveau artificiellement grâce à un appareillage) mais on va intégrer des éléments mécaniques en remplacement d'organes défectueux ou vieillissants : L'ancêtre de Robocop venait de voir le jour !
Celui qui franchira de nouveau le pas sera Gaston Leroux en 1924 avec la parution de son célèbre roman « La machine à assassiner » ( Editions Tallandier 1924). Dans ce texte, Gabriel est un mannequin automate sur lequel on a greffé le cerveau d'un guillotiné. Il se répare et se remonte tout seul, doué en quelque sorte d'une immortalité « mécanique » qui en fera presque le summum de la créature artificielle parfaite. Signalons également une petite plaquette éditée en 1928 à la « Librairie théâtrale » et intitulé « L'homme qui a tué la mort » de René Berton. Il s'agit d'un pièce dramatique en deux actes ou la tête d'un décapité est rendue à la vie au moyen d'une machine complexe envoyant électricité et sang de bœuf afin de refaire fonctionner le cerveau du malheureux.
Pour l'heure, bonne lecture, savourez ce texte parfois horrible, souvent macabre, poétique même si, si... Lisez plutôt:
« La pulsation sonore s'arrête net, au milieu des roues brisées, des tiges tordues, du liquide gicla, des gouttes nombreuses dégoulinèrent sur le sol en ruisseaux, la machine saignait! »
"Les mystérieuses études du professeur Kruhl" Illustré par Géo Dupuis
Une longue nouvlle de Paul Arosa. « Je sais tout » de Septembre 1912 (N°92). Illustré par Géo Dupuis. Nouvelle ayant été reprise dans l'excellente revue « Le Boudoir des Gorgones » n° 4 d'octobre 2002, avec une présentation de l'auteur par Philippe Gontier.
Je puis, maintenant qu'un certain nombre d'années se sont écoulés dévoiler la vérité sur la fin étrange et les mystérieuses études du professeur Kruhl. L'angoissant souvenir de cette aventure me poursuit nuit et jour et j'espère me libérer de son obsession en relatant ici tous les détails de cette étrange histoire.
J'ai toujours eu en sainte aversion ce qu'on est convenu d'appeler les bains de mer : ces plages petites ou grandes avec villas, hôtels, casinos, tennis, bals, flirts et baignades publiques me font horreur. J'adore la mer, mais à condition d'y trouver la solitude et la liberté, c'est ce qui me fit choisir cette année là, pour y passer mes vacances, le paisible village de Cauville.
Peut-être est-il devenu maintenant lui aussi, station balnéaire; à cette époque il n'y avait là que quelques maisons situées, moitié sur le coteau, moitié dans une vallée qui se dirigeait vers la côte. Il n'y avait pas d'auberge, je logeais chez l'habitant; Mme veuve Piedelièvre, épicière, m'abandonnait, au-dessus de sa boutique, une vaste chambre blanchie à la chaux qui faisait mes délices.
Ce fut dans une de mes toutes premières promenades que je découvris la demeure du professeur Kruhl. Elle se dressait au milieu de la lande qui couronne la falaise et son aspect, extrêmement bizarre me frappa : c'était un bâtiment carré de grandeur moyenne en briques rouges, crénelé comme un donjon et sans fenêtres, il s'élevait au centre d'un quadrilatère clos de murs très élevés, également en briques rouges, une petite porte en fer, étroite et haute, se voyait sur une des faces du quadrilatère.
Je fis lentement le tour de cette étrange habitation, de tous côtes le mur s'élevait haut et lisse, partout un silence de mort, sauf pourtant en un certain endroit où je cru entendre derrière la muraille des sortes de grognements étouffés, dont il me fut alors impossible de préciser la nature.
Vivement intrigué, je redescendis au village et interrogeai incontinent mon honorable logeuse Mme Piedelièvre, elle me renseigna avec une loquacité toute normande.
- C'est ce donjon rouge du charcutier du diable, me dit-elle.
- Qu'est-ce que c'est que cela, demandais-je ahuri?
- J'en savons point pu qu'vous; il y aura tantôt quatre ans qu'un drôle de particulier avec des cheveux filasses qui lui tombent sur le col et des lunettes d'or, a fait construire c'te bicoque su'l'haul d'la falaise; personne ici ne sait d'où c'est qui vient pas pu qu'on n'connait c'qui se passe chez lui, ni comment que c'est fait dans l'intérieur : les quatre murs ont ben été construits par un maçon d'Montivilliers, mais tout l'dedans a été terminé par des ouvriers qu'il a fait v'nir qui n'causaient point 1′ français; au surplus, c'est tout juste si lui-même sait s'faire comprendre en notre langue.
- Vraiment? De quel pays est-il donc?
– Ben d'l'enfer pardi 1 Quand on est mystérieux comme lui, qu'on n'met ni portes ni croisées à sa maison, qu'on n'voit personne, qu'on n'sort qu'à la nuit pour aller pêcher ou gesticuler et causer tout seul dans la lande au clair de lune, c'est y point qu'on est un suppôt d'Satan?
- Ce n'en sont point des preuves absolues, hasardais-je.
– Oh ! j'sais ben, riposta la veuve Piedelièvre que les Parisiens ne croient à rien d'sérieux, mais moi j'vous dis que cet homme-là vient tout dret d'l'enfer et tout l'monde dans le pays l'y renverrait avec plaisir s'il n'gaspillait point l'argent comme il le fait.
- Il est riche?
- Faut croire, il paye tout l'double de ce que ça vaut.
- Ne craignez-vous pas, insinuais-je, ma bonne madame Piedelièvre, que ce ne soit là de l'argent du diable, de l'argent maudit?
- Ça s'peut ben, mais y passe comme l'autre.
- J'admets, repris-je, que cet individu soit Belzébuth en personne, mais pourquoi ce surnom de charcutier?
- A cause de ses porcs.
- Quels porcs?
- Il achète tous ceux de l'arrondissement.
- Vivants?
- Toujours.
- Je m'explique à présent les grognements que j'ai entendus tout à l'heure, votre Lucifer est un simple marchand de cochons !
- Point du tout, reprit la veuve avec animation, tous ceux qu'on lui vend sont mis à mort chez lui et on n'les r'voit pu ! – Allons, des blagues !
- J'vous dis qu'c'est la vérité vraie mais comme vous n'me croyez point, je n'vous causerai pu un mot là-dessus.
– Et toute bougonnante, Mmc Piedelièvre me quitta.
J'essaie de percer ce mystère
J'essaie de percer ce mystère
Durant le reste de la journée, je songeai plusieurs fois au récit de la vieille femme, il était évidemment entaché d'exagération et de superstition paysannes, mais les faits devaient être réels; ils étaient par eux-mêmes assez étranges pour me donner une folle envie de percer le mystère dont s'entourait le propriétaire du donjon rouge.
Ce même jour, après souper, je partis en promenade; j'aime infiniment les courses nocturnes à la campagne quand l'ombre est tiède et qu'il y a des étoiles, je m'en allai à travers champs, humant avec délices cette odeur particulière et si douce qu'exhale la terre endormie. Sur la falaise je vis bientôt se dresser devant moi la silhouette massive du donjon rouge : à première vue tout m'y parut obscur, mais en regardant mieux je vis que la face intérieure du laite crénelé qui couronnait l'édifice était éclairé par un reflet assez vif, provenant évidemment d'une toiture vitrée, invisible du dehors et violemment illuminée par en dessous, je compris alors que la maison prenait jour par en haut à la manière d'un atelier, ce qui expliquait l'absence de fenêtres. Cette fois, dans la cour, on entendait des bruits de pas, des chuchotements, des interjections en un dialecte qu'il me fut impossible de reconnaître. Tout à coup, la nuit fut déchirée par le hurlement toujours si atroce, si douloureux, d'un porc qu'on égorge. Il se prolongea longtemps, s'affaiblissant peu à peu avec la perte du sang et, dans le grand calme nocturne, cette plainte déchirante avait quelque chose d'humain et de désespéré; je me hâtai de regagner mon lit où je me glissai en frissonnant.
Dès le lendemain, je commençai mes investigations.
L'homme était bien installé dans le pays depuis environ quatre ans; il avait acheté le terrain fort cher, l'acte de vente que je me fil montrer à Montivilliers était établi ail nom de M. le professeur Siegfried Kruhl, de l'Université de Magdebourg. La construction du bâtiment avait été menée avec rapidité et, comme on me l'avait dit, tous les aménagements intérieurs avaient été exécutés par des ouvriers allemands qui ne frayèrent avec personne.
Depuis son installation, M. le professeur Kruhl, sauf quelques promenades nocturnes, n'était jamais sorti de chez lui; il vivait seul, avec deux serviteurs mâles, sortes de géants rébarbatifs dont l'un était chargé de l'achat des provisions et l'autre de celui des porcs ; en trois ans, car cet inexplicable commerce n'avait commencé qu'un an après l'arrivée du professeur dans le pays, il avait acheté 1.0115 porcs soit exactement un par jour.
Loin de satisfaire ma curiosité, ces détails nu faisaient que de l'exciter davantage, j'avais tout abandonné, bains, promenades, pour ne m'occuper que du professeur Kruhl : cent fois, j'avais rôdé autour de sa maison sans pouvoir deviner rien de ce qui s'y passait ; à quelles mystérieuses éludes se livrait il la dedans? Je savais, par des renseignements qu'on m'avait envoyés d'Allemagne, qu'il avait jadis enseigné l'anatomie et la physiologie à l'Université de Magdebourg. Etait-ce donc un vivisecteur, un biologiste? Etudiait-il l'histologie, l'angiologie, l'ostéologie ? Pourquoi alors se terrait-il de la sorte? Et puis comment expliquer cette énorme consommation de porcs?
J'étais de plus en plus intrigué, et même sans savoir pourquoi, un peu inquiet, je le fus bien davantage à la suite du fait suivant. Un certain jour, lassé de mes recherches infructueuses, je descendis sur la grève à marée basse pour pêcher le tourteau : je suivais donc le pied de la falaise et me trouvais assez loin de la plage, quand mes regards et mon odorat furent frappés par un amas bizarre et nauséabond, je m'approchai et reconnus avec stupeur les cadavres déjà tuméfiés d'une dizaine de cochons, ils n'avaient été ni ouverts, ni dépecés; ils étaient entiers et portaient seulement à la gorge la blessure béante du coup de couteau qui les avait saignés, la mer servait de dépotoir au laboratoire du professeur Kruhl.
Ainsi donc, c'était dans l'unique but de récolter du sang, des litres de sang de porc, que cet homme immolait chaque nuit une de ces malheureuses bêtes? Qu'en faisait-il? Ce n'était pourtant pas un fabricant de boudin en gros! Je me perdais en conjectures, les idées les plus folles me hantaient, je ne savais que penser. A deux ou trois reprises j'abordai, pendant leurs courses dans le pays, les deux domestiques, gigantesques teutons rouquins, me remémorant le peu d'allemand que j'aie jamais su, je les priai d'annoncer à leur maître la visite d'un naturaliste français, grand admirateur de ses travaux ; ils me tournèrent le dos avec ce seul mot :
- Unmôglich. (Impossible).
Je ne pus rien obtenir de plus. Quinze jours après, je rencontrai enfin le professeur Kruhl, et son apparition ahurissante acheva complètement de me terrifier.
Il était près de minuit; selon mon habitude, je me promenais dans la campagne; malgré moi, mes pas me ramenèrent vers le donjon rouge; sous la lune qui brillait d'un vif éclat, il m'apparut soudain.au détour d'un bouquet d'arbres, sinistre dans la lande déserte. Cette fois, il s'y passait quelque chose d'anormal, au lieu du lourd silence habituel, trois voix discutaient derrière la muraille, trois voix masculines dont l'une, étrangement glapissante, semblait manifester une colère violente. Tout à coup, l'étroite porte de fer s'ouvrit et je vis apparaître un petit homme vêtu de noir, nu tête, avec des cheveux blonds et des lunettes d'or : il paraissait en proie à une inquiétude, à un désarroi inexprimables, il gesticulait en proférant des paroles incohérentes, la porte se referma derrière lui et je le vis se diriger en courant du côté du village. Cette fois, j'avais la partie belle, je le rejoignis sans bruit :
– Monsieur Siegfried Kruhl, lui dis-je, en lui mettant la main sur l'épaule, pas si vite, les gens qui parcourent la campagne, la nuit, comme vous le faites, sont souvent des voleurs ou des fous.
Il s'était retourné brusquement, une grande colère s'alluma dans ses yeux, derrière les lunettes d'or :
- Laissez-moi !me cria-t-il, en un français fortement teinté d'accent germanique.
- Non pas, répondis-je, en le maintenant, je tiens à faire votre connaissance, vous m'intriguez beaucoup, Monsieur le professeur Kruhl.
- Je vous dis de me lâcher, entendez- vous! Je suis libre de faire ce que je veux, je ne fais aucun mal.
- C'est ce qu'il faudrait prouver. -
De quel droit m'interrogez-vous? – Il y a des plaintes contre vous, lui dis-je, en me payant d'audace, et j'ai un mandat d'amener délivré par M. le juge d'instruction du Havre. Il devint pâle comme la mort, de l'angoisse et de l'épouvante se peignirent sur ses traits.
- Monsieur, supplia-t-il, laissez-moi aller, il faut; je ne fais rien de mal, je suis un simple savant, je fais des études, seulement des études, mais j'ai besoin d'en trouver un, ce soir... ne me retenez pas, celui que j'avais est mort, il m'en faut un, tout de suite... Et il ajouta en proie à une surexcitation effrayante, sans cela,elle va mourir... et si elle meurt je ne pourrai plus cette fois la ranimer... si elle meurt... si elle meurt... tout est perdu... perdu...
Il fit un geste brusque, se dégagea, partit à toutes jambes, sans que, cloué de surprise, j'eusse l'idée de le poursuivre. Le cœur battant, je me cachai derrière le mur du donjon rouge! Après une longue attente, je vis réapparaître le professeur Kruhl, il tirait derrière lui un animal au bout d'une longe, la petite porte se referma sur lui, et j'entendis peu après le hurlement prolongé d'un porc qu'on égorgeait.
Je vécus les jours qui suivirent cette effarante rencontre dans un furieux état d'énervement; vingt fois, je fus sur le point d'aller au Havre conter au Procureur de la République tout ce que je savais du professeur Kruhl. Son attitude quand je lui avais parlé du juge d'instruction me prouvait clairement qu'il ne tenait pas à ce que la justice s'occupât de ses affaires, pourtant cet homme ne faisait de mal à personne et le fait de tuer un cochon chaque nuit n'était réellement pas suffisant pour le faire arrêter.
- Si elle meurt je ne pourrai plus la ranimer... si elle meurt tout est perdu...
-Qui, elle? A quelle créature faisait-il allusion? Quel était cet être auquel il tenait tant? C'était donc pour en assurer l'existence qu'il lui fallait, chaque soir, immoler un porc? Ce ne pouvait être quelque bête fauve, friande de viande crue, puisque les corps des victimes étaient jetés intacts à la mer? C'était donc du sang, rien que du ' sang frais qu'il fallait à cela? .Je me livrais aux conjectures les plus folles, j'en perdais l'appétit, le sommeil, je résolus d'en avoir le cœur net et de pénétrer coûte que coûte dans la maison du professeur Kruhl.
Je jetai les yeux autour de moi, ce logis de gardien n'avait rien de particulier; je regardai machinalement la lampe qui éclairait la chambre, je reconnus une ampoule électrique. L'électricité était donc installée datas le donjon rouge? D'où venait- elle? Je revins dans la cour, je vis tout d'abord la porte de fer, armée d'une fermeture compliquée comme celle d'un coffre- fort; puis je pénétrai dans le premier bâtiment : une émanation violemment acide me prit au nez et à la gorge, j'allumai ma lanterne, j'étais dans une salle d'accumulateurs, il y en avait un grand nombre, dans une pièce contiguë... se trouvaient la dynamo et son moteur. Le pavillon qui faisait suite était l'abattoir des porcs. Je me dirigeai alors vers la maison qui ne m'avait jamais paru plus obscure et plus sinistre, une porte basse s'ouvrait sur une de ses faces, je la poussai, elle céda.
A l'assaut du donjon rouge
Mes préparatifs furent rapidement et discrètement faits: j'allai au Havre, j'achetai dix mètres de forte corde à nœuds, un crampon de fer, une lanterne électrique et un flacon de chloroforme, je me munis aussi d'un excellent revolver. Revenu à Cauville, je déposai secrètement ce matériel dans un coin broussailleux et désert de la lande, non loin du donjon rouge, puis chaque nuit, quelque temps qu'il fît, embusqué derrière les hauts genêts, je surveillai la porte de fer. Tenter l'assaut de cette forteresse, ses trois habitants s'y trouvant réunis, eut été .folie; il fallait attendre qu'au moins deux d'entre eux en fussent absents;or, je savais que le professeur et ses acolytes se promenaient parfois la' nuit hors de leur domaine. Cela n'advint qu'à ma vingtième veille, alors que je commençais à désespérer. Vers onze heures eut lieu l'égorgement quotidien du porc; à minuit, je vis enfin la porte de fer s'ouvrir doucement, un des géants roux parut, inspecta la lande, fit un signe et le professeur Kruhl se montra; je vis le géant charger sur son épaule une paire de grands filets semi-circulaires et disparaître avec son maître dans une des sentes de la falaise : M. Siegfried Kruhl allait à la pêche.
Quand les deux hommes furent loin je m'élançai hors de ma cachette le, mon cœur battait à se rompre; j'eus peur à cet instant, je fus sur le point de reculer, de renoncer à mon entreprise et de laisser 1′AlIetaand s'adonner en paix à ses Mystérieuses études, mais la conviction où j'étais de découvrir derrière ces murs quelque chose d'affreux, d'extraordinaire ou de fantastique, eut raison de ma défaillance. Je courus à l'endroit où j'avais déposé mon matériel, revins sans bruit muni de ma corde à nœuds, à l'une des extrémités de laquelle j'avais solidement fixé le crampon de fer et commençai l'assaut du donjon rouge.
J'avais choisi le point du mur le plus éloigné de la porte d'entrée, il avilit sept mètres de haut et il me fallut lancer onze fois la corde avant de réussir à fixer solidement le crochet dans un interstice delà paroi; en quelques instants j'atteignis le sommet du mur sur lequel je me mis à califourchon, puis je hâlai la cordé et la fis pendre de l'autre côté: j'écoutai, tout était silence, je me laissai glisser, j'étais dans la place.
Au centre du vaste quadrilatère se dressait la maison, obscure et massive ; tout autour, adossés aux murs extérieurs, je vis des bâtiments de formes diverses, la fenêtre d'un de ces pavillons sans étages était ouverte et éclairée, traçant un large carré de lumière sur le sol de la cour. Je m'arrêtai interdit; c'était là, évidemment; que veillait le second gardien attendant le retour de son maître, il allait me voir, m'entendre... Rien ne bougeait cependant : à pas de loup, retenant mon souffle, j'approchai; je regardai ; l'homme assis dans un fauteuil dormait. Un pas, un mouvement pouvaient le réveiller; sans bruit, je vidai le flacon de chloroforme sur mon mouchoir, puis m'approchant delà croisée, le lui lançai adroitement sur les genoux. Le dormeur fit un mouvement mais ne s'éveilla pas,'j'attendis un peu, puis, lestement, enjambai la fenêtre : l'Allemand ouvrit les yeux, me vit, se leva, mais la drogue avait déjà paralysé son cerveau, il chancela, tomba à genoux. Je lui jetai le mouchoir sur le visage en lui maintenant les mains, il ne put résister et s'écroula définitivement. Avec une cordelette extrêmement résistante dont je m'étais muni, je lui liai solidement les membres, j'étais sauvé, plus rien ne pouvait maintenant m'empêcher de pénétrer le secret du professeur Kruhl.
Le mot de l'énigme
Je franchis le seuil : tout était sombre mais la clarté vive de ma lanterne me montra un vestibule au fond duquel s'amorçait un escalier : c'est au moment d'en gravir la première marche que j'entendis le bruit.
Mon Dieu, comme le souvenir de ce bruit est demeuré dans mon oreille! A cette heure où je décris minutieusement les détails de tout cela, je l'entends, je l'entends, je l'entendrai toujours!
C'était un bruit un peu sourd, mais très net, un bruit qui se renouvelait à intervalles rapprochés et rigoureusement égaux; arrêté au pied de l'escalier, je l'écoutais en proie à une angoisse profonde. Le bruit n'avait rien d'effrayant par lui-même, mais ce qui me troublait c'est qu'il me fut impossible, sur le moment, d'en comprendre la cause, d'en deviner la provenance; c'était un toc-toc régulier, trop régulier pour être d'origine humaine, trop souple cependant pour ne provenir que d'un mécanisme;c'était un peu Comme le tic-tac d'un gros, très gros mouvement d'horlogerie et pourtant, ce n'était pas tout à fait cela, car malgré tout, ce bruit ne m'étais pas inconnu, il me rappelait quelque chose, j'avais déjà entendu cela quelque part. Je montai cinq ou six marches, le bruit se précisa, alors tout à coup, je me souvins: oui, je connaissais ce bruit, non pour l'avoir entendu, mais pour l'avoir senti; ce toc-toc régulier à la fois puissant et doux, cette sorte de pulsation rythmée, c'était... cela ressemblait absolument aux battements d'un cœur.
Une sueur froide m'inonda tout entier: qui avait-il donc là-haut? Je me raidis, repris courage; en deux bonds, je fus au sommet de l'escalier. Il aboutissait à une porte vitrée, le professeur Kruhl était sans doute très confiant en la hauteur de ses murailles, aucune des portes intérieures de sa demeure n'était fermée à clé; j'ouvris celle-ci aussi aisément que les autres et pénétrai dans une vaste pièce carrée absolument obscure. J'avais éteint ma lanterne; dans les ténèbres, un peu à ma gauche, le bruit s'entendait net, puissant, avec quelque chose de métallique et aussi une sorte de glou-glou léger de pompe, je tournai ma lanterne vers le point de la chambre d'où cela provenait et j'allumai.
Ce n'était qu'une machine. Bien que son image me soit resté gravée dans la mémoire, il m'est impossible d'en donner ici une description même approximative; c'était une chose extraordinaire, qui ne ressemblait à rien, cela pouvait avoir environ 1m,50 de haut avec vaguement la forme d'une pyramide, c'était entièrement en métal blanc et présentait un assemblage inouï de cadrans, rouages, pistons, tiroirs, leviers, fonctionnant avec une précision et une régularité admirables: seulement cela marchait par à-coups, les roues, les pistons les leviers accomplissaient une partie de leur mouvement puis s'arrêtaient, puis repartaient encore, et c'est cela qui faisait le bruit, la machine ne tournait pas, ne ronflait pas, elle battait et comme mes tempes battaient elles aussi, je m'aperçus que les pulsations de l'appareil concordaient absolument avec celles de mon cœur.
A cet instant mon attention fut attirée par deux tubes de métal, qui parlaient du haut de la machine et suivaient le mur de la chambre, je les accompagnai du rayon de ma lanterne; ils aboutissaient à une sorte de socle, également en métal ; au bas du socle sortaient d'autres tubes qui retournaient à la machine; en haut, encastrée dans une espèce de cangue, il y avait une tête humaine.
J'en frémis encore en traçant ces lignes, il m'est impossible de rendre par des mots l'impression de saisissement, d'effroi et d'horreur dont je fus en proie à cet instant; je ne voulais pas regarder et mes yeux ne pouvaient se détacher de ce qui était là. Une tête d'homme de vingt-cinq ans environ, glabre, à cheveux noirs, les paupières closes, la bouche aussi, les narines immobiles, mais le teint était normal,la peau fraîche et rose, les lèvres violemment rouges; cette tête qui ne respirait pas semblait vivante. Tout à coup elle, ouvrit les yeux et me regarda.
Je fis un bond en arrière, ma lanterne m'échappa des mains et se brisa sur le plancher, tout retomba dans les ténèbres, alors j'entendis une voix.
C'était une voix sans timbre qui parlait bas, sans émettre de son comme on parle lorsqu'on souffre d'un violent mal de gorge; la voix dit :
– Est-ce toi, bourreau?
J'étais incapable de répondre, elle reprit :
– Est-ce toi, bourreau? Pourquoi me réveilles-tu? Que veux-tu me faire encore?
Au son de cette voix lamentable, mon effroi s'était un peu dissipé; à tâtons, je trouvai un commutateur, je le tournai, tout fut inondé de lumière et là-bas, sur son socle de métal, je vis la tête qui continuait à me parler.
- Qui es-tu? Comment es-tu ici? Par quel prodige as-tu déjoué les ruses de Kruhl? Oui, je vois, tu as peur, tu ne comprends pas. Tu te demandes si tu n'es pas le jouet d'un cauchemar; non, tout ce que tu vois est réel, je suis bien une tête coupée.
- Vivante? Haletais-je.
- Oui, vivante de par la volonté et les études du professeur Kruhl, et tu vas me délivrer, tu vas briser la machine, arrêter le cœur implacable et me rendre à la mort d'où il m'a arraché!
- Qui es-tu? Demandai-je.
- Prosper Garuche, guillotiné au Havre, il y a trois ans!
- L'assassin d'Elisa Baudu?
- Lui-même.
Tous les détails de l'affaire me revinrent alors brusquement à la mémoire. C'avait été un crime sensationnel qui avait passionné, à l'époque, toute l'opinion publique. Prosper Garuche, un jeune employé de bonne famille du Havre, était tombé dans les rets d'une femme; pour subvenir à ses besoins, il avait commis des indélicatesses, puis des faux, puis enfin des vols; il voulut se libérer, la quitter, alors elle le menaça de le dénoncer à la justice et exigea de lui de nouvelles sommes d'argent; affolé, perdant la tête, il lui avait asséné un coup de bouteille sur le crâne qui l'avait étendue raide morte. Les débats furent mouvementés, l'opinion était entièrement favorable à Garuche, on escomptait un acquittement; le jury fut impitoyable, il fut condamné à mort et l'exécution eut lieu au Havre, au milieu d'un grand concours de populace.
- Te rappelles-tu, demanda la tète?
- Oui, répondis-je, mais comment Kruhl t'a-t-il prise?
- Ma famille avait réclamé mes restes pour m'éviter l'amphithéâtre, mais Kruhl les leur a payés dix mille francs. L'affaire avait été d'ailleurs préparée par lui de longue main; en Allemagne, on ne guillotine pas, c'est pourquoi il est venu expérimenter sa machine en France. Explications scientifiques
- Mais enfin, m'écriai-je, comment est-il possible, puisque ton corps n'est plus, que tu sois en vie? Pour vivre, il faut un cœur, un estomac, des poumons...
- Mais non, il ne faut que du sang! Ecoute, tu vas comprendre : et la tête continua de cette même voix morte si nette, si impressionnante : « Depuis longtemps les anatomistes ont essayé de ranimer le chef d'un guillotiné : ils partent de ce principe que c'est uniquement le sang qui entretient la vie et de fait, tous les organes du corps humain n'ont d'autres fonctions que de purifier et régénérer le sang. Par la distillation des aliments, l'estomac le renouvelle et l'enrichit, les poumons l'épurent en l'oxygénant, le foie et les reins le filtrent, enfin le cœur le fait mouvoir et circuler. Or, comme d'autre part c'est le cerveau qui fait fonctionner cœur, estomac, poumons et que c'est le sang, le sang seul qui anime le cerveau, tu vois bien que c'est lui, rien que lui, le sang, qui engendre la vie. Alors on a pensé que si l'on parvenait à baigner l'encéphale d'une tête coupée avec du sang injecté dans les vaisseaux du crâne à la température et à la pression normales, on la ferait ressusciter. On a essayé : on a réuni les carotides d'un chien vivant à celles d'une tête de supplicié et la face s'est animée, les lèvres ont remué, les yeux se sont ouverts, seulement les conditions de l'expérience étaient trop imparfaites; il n'y a au monde que Siegfried Kruhl qui soit parvenu à la réussir, et c'est moi, Prosper Garuche, qui lui ai servi de sujet.
J'écoutais sans mot dire; tout cet exposé scientifique, si clair, si précis cependant, me bouleversait; je me refusais à croire qu'une tête coupée me puisse parler de la sorte.
- Je ne l'ignore pas, dis-je, les expériences que tu viens de citer, mais je croyais que l'impossibilité qu'on a eu à les mener à bien provenait du fait de la rupture de la moelle...
– C'est une erreur, tout est une question de circulation, pourvu que le bulbe soit intact, c'est là justement la grande découverte de Kruhl. Je ne te décrirai pas les détails du Coeur artificiel qu'a conçu son génie. Je les ignore; mais regarde, écoute comme il bat bien, c'est un moteur électrique qui le fait mouvoir, cela pompe du sang de porc (celui qui se rapproche le plus du sang de l'homme), l'injecte dans mes carotides et mon cerveau est baigné par un fluide toujours frais, car la machine fait tout, elle le reprend, le réoxyde par une insufflation d'oxygène, le maintient à la pression normale et, par un serpentin électrique, le réchauffe afin qu'il ne puisse se coaguler; je t'assure que c'est une chose merveilleuse.
– Mais pourquoi, demandai-je passionnément intéressé, immole-t-il un porc chaque nuit?
- Ah ! Tu sais cela? C'est que malgré tout, le sang se corromprait, il en faut du frais toutes les vingt-quatre heures. – Je comprends, fis-je, ce sont vraiment des études admirables! ' :
- Maudites! dit la tête.
- Pourquoi?
- L'homme n'a pas le droit de transgresser les lois de la nature et de toucher à la paix des morts. Quand j'étais un homme, j'avais peur de la mort comme les autres; si tu savais comme elle est plus douce que la vie! Il y eut Un silence; la tête ferma les yeux comme pour se recueillir, sa face devint légèrement pâle, on n'entendait que la pulsation de la machine qui continuait de battre là-bas.
- Me comprends-tu bien? demanda la tête.
– Je fis signe que oui, elle reprit : « Je parie bas parce que le couperet a tranché les muscles des cordes vocales, les frappant d'atonie, s'il était tombé quelques millimètres plus haut, j'étais muette, Kruhl n'avait pas songé à cela.
- Tu comprends, continua-t-elle, il ne faut pas croire que les condamnés aient peur de l'échafaud, ils vivent depuis leur crime tant d'heures atroces qu'ils n'aspirent qu'à l'oubli. Dès l'instant où, dans une minute de folie j'eus assommé Elisa, mon existence est devenue quelque chose d'infernal. Alors, quand un matin, au petit jour, le bourreau est venu me chercher, , j'en ai été presque heureux, j'allais être débarrassé enfin des souvenirs, des remords, de tout ce qui me harcelait. La vue de l'échafaud a certes été pénible, mais cela va si vite, on est poussé, on bascule et puis tout d'un coup on est dans le silence et dans la nuit, on ne sent pas le couteau, on n'a pas mal, on disparaît voilà, on n'a plus de pensées, on tombe dans le noir et pourtant on sait qu'on est mort, quelque chose de soi subsiste qu'on sent dormir, d'un sommeil paisible comme on n'en connaît pas. Mais Kruhl m'a arraché à cet anéantissement, il a fait revivre de moi-même ce qui pense, ce qui souffre, le cerveau. Ah! le monstre I
Je ne savais que dire, que répondre, il y eut un nouveau silence pendant lequel j'entendis battre la machine puis la tête reprit gravement :
Ce qu'il y a de plus horrible, vois-tu, c'est que je sens mon corps! Oui je sens mes bras, mes mains, ma poitrine, mes jambes, tous mes membres, je veux m'en servir, je veux marcher, courir, respirer, manger, comme quand j'étais un homme et je ne suis rien qu'une chose mutilée! Tu ne sauras jamais, poursuivit-elle, combien j'ai prié, supplié Kruhl de me faire mourir, mais il ne veut pas, je suis son chef- d'œuvre, il me conserve avec uns jalousie effrénée, il prétend que je suis toute sa vie, il a quelquefois des crises d'exaltation effrayantes, il délire, se dit plus fort que Dieu. C'est un fou, crois-moi, je le connais bien, c'est un génie fou, et toi qui es un homme avec un cœur, un vrai cœur de chair, tu auras pitié, tu vas briser la machine et me délivrer!
- Cela m'est impossible, m'écriais-je, profondément troublé, c'est à Kruhl tout cela, c'est le fruit de ses études, je ne puis détruire une œuvre pareille.
- Si, tu ne peux me condamner à souffrir indéfiniment le supplice que j'endure, songe donc à ce que cela peut être de n'avoir pas de corps! Ah! cette voix basse, lamentable, cette bouche, ces yeux qui me suppliaient sur leur socle de métal!
- Peut-être, reprit la tête, sont-ce des éludes stupéfiantes, mais à quoi servent- elles? Quelle utilité y a-t-il à faire revivre une tête coupée? Quels progrès cela peut- il apporter à la science? Quel bien cela peut-il faire à l'humanité, c'est l'œuvre fantastique d'un cerveau de fou !
Oui, en y réfléchissant, tout cela avait quelque chose de monstrueux, de dénient et d'inutile; là-bas, le pauvre reste humain continuait à me Supplier:
- Toi qui as réussi à venir jusqu'à moi, ne me laisse pas plus longtemps dans les griffes de cet homme, je pense trop, je me rappelle trop, je ne vis que dans le souvenir de mon crime. Elisa... le coup de bouteille... elle tombe, je crois qu'elle n'est qu'étourdie, je me baisse, la relève... il y a du sang dans les cheveux; est-ce que vraiment elle est morte? Oui, je l'ai tuée... et voilà la prison, la cellule, et Gabriel, le gardien, et puis l'échafaud. Quand je l'ai vu, j'ai été étonné de le trouver si petit... après ça a été l'oubli, après l'expérience ici; d'abord je ne savais pas, j'ai cru que je m'éveillais tranquillement comme tous les jours... et puis j'ai vu que je n'avais pas de corps. Oh! l'horreur, l'horreur!
La vraie fin de Prosper Garuche
Je frissonnai, la tête avait presque crié ces derniers mots, mais ma résolution était prise, oui, mon devoir d'homme pitoyable et sensé était de rendre la paix à l'âme torturée de Prosper Garuche. Sans mot dire, j'armai mon revolver, et me plaçant à deux pas de la machine, je visai au milieu de lu partie la plus délicate, la plus riche en engrenages, pistons, leviers et je tirai trois balles.
La pulsation sonore s'arrêta net; au milieu des roues brisées, des tiges tordues, du liquide gicla, des gouttes nombreuses et rouges dégoulinèrent sur le sol en ruisseaux, la machine saignait. Alors je regardai la tête, une pâleur livide avait envahi sa face, ses yeux s'étaient éteints, elle s'inclina et tout à coup tomba lourdement au pied du socle, dans une mare de sang.
Comment je quittai le laboratoire de Kruhl, comment je m'échappai de la maison, comment je traversai la lande et retrouvai mon lit où je me glissai en proie à une lièvre violente, je l'ignore; il ne m'en reste aucun souvenir, j'y suis resté quinze jours, frisant, paraît-il, la congestion cérébrale; à ma guérison j'appris seulement que le donjon rouge, la nuit qui avait suivi celle de ma visite, avait été dévoré de fond en comble par un incendie terminé par une explosion formidable qui, avait pulvérisé en quelque sorte, toute l'installation du professeur Siegfried Kruhl, dont on ne retrouva aucun reste parmi les cendres.
Paul Arosa
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