Fernand Noat,un auteur Français aux portes de la Weird Fantasy Lovecraftienne ?

 

Découverte dans le N° 7 du bulletin des amateurs d'anticipation ancienne  grâce aux bons soins de Marc Madouraud, cette œuvre assez fascinante quant à son propos et son contenu, demeure sans nul doute, avec deux ou trois autres titres (« To-Ho le tueur d'or » de Jules Lermina, « Mystére -ville » du même auteur …) un des textes les plus marquant de la célèbre revue «Le journal des voyages », Il fut réédité à deux reprises, dans la collection « Idés...et autres » sous la direction de Marc Madouraud, longtemps introuvable car publié en tirage restreint ( disponible par la suite dans la section « Télécharement » de ce même éditeur), il fera par la suite l'objet d'une nouvelle réédition dans l'indispensable « Le Boudoir des Gorgones » sous la direction de Philippe Gontier, grand amateur également de littérature fantastique et de vieille Science-Fiction. Dans les deux cas, et même trois avec le N°7 du bulletin, les analyses de ces deux spécialistes furent pertinentes et avec l'accord des auteurs, je vous propose de les reproduire ici afin de mieux cerner l'auteur de cette longue nouvelle et de toutes les « affiliations » qu'elle peut révéler. Vous trouverez également l'avis d'un autre spécialiste du genre, Philippe Gindre qui dans le N° 3 du Boudoir dans un article intitulé « A propos du triangle rouge », se révèle tout aussi intéressant.

Je vous laisse donc en excellente compagnie, afin de vous imprégner de cet orient fantasmé et de ses mystères ancestraux, aux prises avec une diabolique secte et des adorateurs d'une bien singulière créature

 

Préface de Marc Madouraud à la réédition de la collection « Idés......et autres »dans le N° 40 D'une série Hors Commerce publié en Mars 1993 ( Téléchargeable sur le site de l'éditeur)

 

Publié dans le «Journal des Voyages» (2° série) du n° 289 (15 juin 1902) au n° 294 (20 juillet 1902). Illustré par Louis Tinayre.

Durant sa longue carrière (sur 72 années !), le «Journal des Voyages» - et particulièrement dans ses deux premières séries (1877/1896 et 1896/1915) - ouvrit largement ses pages à la littérature conjecturale; il reste d'ailleurs à découvrir des textes trop méconnus, tel « To-Ho le tueur d'or » de Jules Lermina. Mais le gagne- pain, le véritable filon de la revue, ce furent ses récits exotiques, romancés ou prétendument véridiques, qui emmenaient le lecteur au fin fond de l'Afrique sauvage, de la cruelle Asie ou de la pittoresque Amérique. Thévenin et Lermina, pour ne citer qu'eux, durent payer leur tribut aux histoires asiatiques. Ah, ces mœurs choquantes, ces lents supplices infligés par les bourreaux d'Orient, narrés avec délice par les «journalistes» de la revue !

Et Le Triangle rouge, d'un certain Fernand Noat, s'affuble de ces oripeaux de récit colonial annamite, déguisant sa véritable, sa ténébreuse nature. En effet, rien ne pouvait laisser deviner que...

Tout paraît combiné pour duper le pauvre chercheur de conjectures. L'auteur, inconnu des amateurs, ne semble pas avoir écrit d'autre histoire de fantastique ou de Science-Fiction; jusqu'aux illustrations de Louis Tinayre qui trompent involontairement le lecteur en ne lui présentant que la face apparente de la nouvelle, une banale histoire de lutte entre soldats français et fanatiques orientaux.

Tous les clichés y figurent: vaillance de la troupe française, martyre de l'infortuné missionnaire, barbarie des zélateurs... Puis vient la découverte du temple, et tout bascule dans l'horreur...

Avec sa description de l'habitant du temple, Noat - l'inconnu, l'auteur oublié, noyé au milieu des Boussenard, d'Ivoi et autres Danrit - est probablement l'un des premiers à développer le thème du culte d'un monstre antédiluvien. Si cette créature - pour le moins primitive, quoique dotée d'une fascinante morphologie - ne peut être comparée sans désavantage aux monstres de H.P. Lovecraft, qui offraient une autre envergure, cosmique et mystique, elle préfigure pourtant certains êtres (et certaines atmosphères) qui hantèrent la revue «Weird Taies» quelques années plus tard. L'antique horreur surgie des eaux... Songeons aux créatures aquatiques qu'entrevit Northwest Smith, le héros de Catherine L Moore, dans la nouvelle « La Soif noire ».

Le ton de ce texte diffère de celui de ses contemporains; le «Journal des Voyages» privilégiait plutôt le côté scientifique dans les histoires qu'il publiait: les voyages au bout du monde, les inventions mirobolantes. Peu de place donc pour une ambiance surnaturelle, même si l'hebdomadaire aimait de temps à autre se gausser des «ridicules» superstitions des peuplades qu'il décrivait dans ses colonnes. Les monstres, peu après, firent bien leur entrée dans la revue, mais ils étaient les fruits de la science (« Graour le monstre » de Camille Debans, « Celui qui rôdait dans la forêt » de René Thévenin). Jamais plus on n'y retrouva ce parfum mystique flottant dans les profondeurs du temple.

Mais les portes en sont ouvertes, je vous en prie, veuillez-y pénétrer...

 

 

 

Le Triangle Rouge paru dans le Journal des Voyages du n° 289 (du 15 juin 1902) au n°294 (du 20 juillet 1902) avec quatre illustrations pleine page de Louis Tinyare

 

Le soleil descendait rouge dans un ciel d’or. Des nuages mauves, atténuant la splendeur de son coucher, se reflétaient si complètement dans l’eau que l’horizon flottait imprécis. On croyait voguer vers un temple d’améthyste aux lignes architecturales duquel une lampe voilée de pourpre aurait allumé ses miroitements et ses feux. Aucune brise ne ridait la Méditerranée, vermeille, unie, huileuse. Un léger clapotis aux flancs du paquebot décelait bien sa présence, mais comme nul balancement ne déplaçait la mâture sur l’horizon en feu, on se serait cru dans quelque port, bien à l’abri, retenu au quai par des amarres. Seul un frémissement d’hélice, comme le battement d’une artère enfiévrée, révélait aux passagers impatients qu’on se hâtait pourtant vers le pays, vers la France.

Sur la dunette du Notre-Dame-de- Salut, la tiédeur du soirs avait rassemblé quelques officiers. Après la signature de la paix entre les puissances de la Chine, le corps expéditionnaire rapatriait une partie de son état-major.

“Eh bien, messieurs, - répondit le colonel d’Herbauge, - puisque la blessure que je porte au front vous intrigue, je vais vous en dire l’histoire. Cependant, - et c’est pour cela que je me suis fait prier, - comme il me faut entrer dans certains détails, au préalable je veux établir que j’ai été provoqué ; si le récit vous fatigue ou vous endort... vous ne pourrez vous en prendre qu’à vous-mêmes.”

Tout en protestant, on applaudit. Les cigares s’allumèrent et les spirales bleuâtres, faiblement inclinées vers l'arrière par la vitesse du navire, s’élevèrent dans l’atmosphère calme. Le colonel commença.

 

 1. La mission du colonel

 

Vous vous rappelez tous, messieurs, dans quelles conditions je fus chargé par le général Bailloud d’une mission spéciale vers le Sud, aussitôt après la bataille de Pao- Ting-Fou.

C’était le 22 décembre 1900. Le général, à la tête de quelques compagnies seulement, venait de battre 2.500 boxeurs, mettant hors de combat la moitié de leur effectif, leur prenant quatre étendards, cinq canons, et dispersant les fuyards dans toutes les directions.

Tout cela s’était accompli sans que nous perdissions un seul homme ! L’affaire avait donc été très brillante, en même temps que très heureuse, et nous nous apprêtions, officiers et soldats, à nous en réjouir dans les délices d’un repos bien mérité, lorsque le lendemain soir 23, le général me fit appeler.

“Mon cher d’Herbauge, me dit-il en me tendant la main, ce que nous venons, tous ensemble, de faire aujourd’hui n’est que la moitié de la besogne, la première partie, c’est- à-dire la plus facile. Je compte sur vous pour la seconde.

- Mon général, répondis-je avec effort, je suis tout à vos ordres pour exécuter telle mission que vous jugerez à propos de me confier...”

Un serrement de main très expressif fut sa réponse. Il reprit après un silence :

“Nous hivernerons ici. Il faut donc, en prévision d’une saison rigoureuse, et dans un pays entièrement soulevé, prendre des mesures contre les deux ennemis capables de nous assaillir : le froid et le boxeur. Par conséquent, tandis que nous construirons pour vous des baraquements confortables, vous irez à la tête de deux compagnies d’infanterie de marine battre le pays dans tous les sens. Ce n’est pas une expédition que je vous confie, mais une succession de raids hardis que je veux vous voir exécuter. Dès demain matin vous foncerez vers le Sud-Est pour disperser et émietter encore ce qui nous a échappé, puis vous chercherez à découvrir les points de rassemblement ou de ravitaillement de l’ennemi, ses arsenaux, ses magasins. Vous livrerez aux flammes ce que vous ne pourrez emporter. Vous ferez sauter les ouvrages fortifiés ou les pagodes transformées en blockhaus. En somme, vous rendrez improbable, sinon impossible, d’ici le printemps, tout retour offensif.

“Sans vouloir limiter votre temps ni restreindre votre initiative, je crois cependant que vingt jours vous suffiront, et j’espère vous revoir ici la première quinzaine de janvier.”

Mon programme était donc très net ; et, malgré l’espoir déçu d’un peu de repos, malgré le désagrément de la saison qui devenait dure, je partis, heureux de la confiance de mon chef et de la compagnie des trois officiers auxquels on avait réduit mon état-major : le capitaine d’Estival et les lieutenants Vincent et Ménard.

Le 11 janvier suivant, je croyais être au terme de ma mission. Je rapportais 300 kilomètres d’itinéraire, 54 prisonniers et 60 mulets chargés de munitions prises à 1'ennemi. Par une série ininterrompue de marches, de contremarches, d’escarmouches, de surprises, nous avions nettoyé le pays, chassé bien loin les révoltés, désespéré leurs chefs ou leurs partisans. Nos marsouins avaient brûlé pas mal de paillotes, noyé plus de 2.000 caisses de cartouches et procuré à quelques ouvrages crénelés les honneurs de la dynamite.

Nous pensions tous au retour, nous ne parlions que de Pao-Ting-Fou. C’était l’oasis, presque la patrie ! Jamais saison hivernale, avec ses distractions, son confortable, ses fêtes mondaines, ne nous parut plus enviable que ces trois mois de repos dans un bivouac perdu au coeur de la Chine ! Nous rêvions de nous retrouver entre camarades, d’organiser, pendant cet hivernage forcé quelques réunions très cordiales et très gaies, de jouir un peu de cette intimité du régiment qui rappelle celle de la famille... Et puis les courriers seraient réguliers !... Quelle joie de trouver au retour ces paquets de lettres qu’on déficelle avec hâte, ces enveloppes aux timbres bariolés et sur lesquelles les yeux ont si vite reconnu, à la fine écriture qui fait palpiter le coeur, la main d’une femme, d’une soeur ou d’une fiancée !... Et ces tas de journaux, dont on entreprend la lecture numéro par numéro, pour se remettre au point... Et ce bon sommeil bien calme, loin des périls et des responsabilités, sous un toit, sous un bon abri ! Enfin, ce retour, c’était encore... mais l’homme propose et Dieu dispose !

 

2.Le fugitif

 

Avant de faire demi-tour, un dernier effort s’imposait, une dernière reconnaissance restait à faire.

La veille, au crépuscule, une lueur sanglante était apparue sur l’horizon pour ne s’éteindre que trois heures avant le jour. Les barbares avaient dû incendier quelques villages ; il importait de s’en assurer. Etait-ce quelque bande fuyant devant nous, exaspérée par la défaite et la peur ? Etait-ce, au contraire, un retour offensif de boxeurs ou même de réguliers ramenant au feu de nouvelles recrues ? En tout cas, c’était pour nous une étape de plus, mais heureusement la dernière. Le retour, en effet, n’était pas seulement désirable, il s’imposait. Nos hommes étaient épuisés, le convoi s’alourdissait de captifs et de bagages nouveaux, la saison froide et pluvieuse pouvait brusquement devenir très dangereuse.

Nous marchions depuis le matin dans un pays vide, pas une cabane, pas âme qui vive, des champs depuis longtemps abandonnés et sur lesquels la végétation de novembre avait repris ses droits.

Il était environ 10 heures 1/2 ; nous venions d’entrer dans une forêt coupée par un sentier, lorsque, tout à coup, j’entendis à l’arrière garde un murmure confus, puis des cris, des appels se croisant et se répondant. Je me retournai.

Une vingtaine de soldats, lancés à travers les bois, battaient les taillis. D’Estival les suivait, leur indiquant du bout de son épée un point mobile que je devinais sans le voir. Il les excitait de sa voix bien timbrée :

“Hardi, les gars ! Ne me laissez pas échapper ce gaillard ! C’est par là, par là vous dis-je !”

Et la meute humaine, dispersée par la poursuite, se rassemblait vers l’objectif désigné... pour repartir bondissante vers un autre point, dépistée, furieuse...

Je fis un signe, la colonne s’arrêta et d’Estival me rejoignit :

“Vous me pardonnerez, mon colonel, dit-il, mais je viens d’apercevoir un Chinois dans ces buissons. Est-ce un espion qui nous suit ? est-ce un pauvre diable dépaysé par la guerre ? je ne sais ; mais toujours est-il que, se voyant surpris, il s’est enfui dans les hautes herbes... Et tenez, je parie que nos marsouins l’ont empoigné...”

En effet, le bruit redoublait ; les cris, les rires, les lazzis se mêlaient en se rapprochant. Deux forts gaillards arrivaient traînant par le bras un misérable Chinois d’âge incertain, effaré, essoufflé. Épuisé par la course, il s’efforçait de reprendre haleine et tremblait de tous ses membres. D’un geste, j’appelais Joseph, mon interprète. Joseph-Li était un brave garçon de trente-deux ans, un chrétien originaire de Lang-Son, très dévoué et très intelligent, que Mgr Puginier m’avait procuré en 1883, lors de ma première campagne au Tonkin. Il parlait couramment le chinois et même la plupart des dialectes du sud et du centre de l’Empire du Milieu, et avait appris avec nos missionnaires, outre l’annamite, le français le plus correct. Cette instruction très solide, son dévouement qui était absolu l’avaient fait monter successivement des fonctions de boy à celles d’interprète, de secrétaire et même à la dignité de confident... je dirais presque d’ami.

Il eut d’abord de la peine à tirer quelque chose de ce pauvre être écroulé dans la frayeur... mais peu à peu le malheureux sembla s’enhardir. Il se redressa. Son œil noir d’antilope effarouchée brilla, sa langue se délia et il se mit à parler avec volubilité. Il était debout maintenant et semblait, avec respect, avec componction, moduler des phrases apprises par cœur. Nos soldats, qui échangeait leurs réflexions, prêtèrent d’abord l’oreille, puis accueillirent la finale par une bordée d’éclats de rire.

“Tiens ! le v’ià qui fait sa prière maintenant !

-  Ah ! mon vieux Céleste, - dit un Parisien gouailleur, - t’es un malin. Le cou te démange, alors tu nous la fait à la dévotion. Mais ça prendra pas, tu sais.”

En effet, le jeune Chinois, en terminant sa mélopée, s’était un instant recueilli, puis avait, soudain, sur sa poitrine, tracé un grand signe de croix. Les réflexions continuaient :

“C’est un boxeur.

-  Non, il n’a pas l’uniforme : c’est un espion.”

Déjà j’imposais silence, invitant Joseph à parler.

“Cet homme n’est ni un boxeur ni un espion, dit l’interprète avec autorité : c’est un chrétien. Depuis sept mois il était au service du missionnaire, - dont par parenthèse il écorche le nom mais que je devine français. - Il a seul échappé au massacre de son village. Les boxeurs, qui, depuis quelques jours, rôdaient dans les environs, se sont abattus sur le village hier soir. Ils ont tout tué, tout incendié, tout pillé. Il offre de vous conduire sur le lieu du sinistre... les corps sont sans sépulture.

-  Es-tu sûr que tu n’as pas affaire à un espion habile ?... à un traître chargé de nous attirer dans quelque embuscade ?

-  Je ne le crois pas. Il sait ses prières, les répons de la messe : je le crois sincère. D’ailleurs, - et ici Joseph embrassa la profondeur du bois d’un regard circulaire, - ce sentier qui s’enfonce dans les taillis, ces troncs qui vont s’éclaircissant, ces planches récemment débitées, tout cela indique la proximité d’un village... Les rougeoiements qui ont éclairé l’horizon hier soir corroborent parfaitement ses dires sur le seul point où le contrôle est possible : c’était la chrétienté qui flambait.

- En avant, alors !”

Nous nous remîmes en marche, précédés du jeune Chinois. A droite et à gauche, lui servant d’acolytes, deux marsouins s’efforçaient par une mimique expressive de lui faire saisir l’imprudence d’une trahison. Le revolver à la main, ils lui donnaient à entendre qu’à la première alerte deux balles seraient immédiatement servies à monsieur. Mais, impassible maintenant sous son masque olivâtre, le Chinois rassuré marchait d’un pas ferme.

 

3.Le Martyr

 

Hélas ! il n’avait dit que la vérité.

 

Une clairière s’ouvrit bientôt

devant nous, vaste, inondée de lumière.

Des débris fumaient encore çà et là, tordant leur mince panache bleuâtre à la bise du Nord. Un écroulement de briques et de poutres calcinées indiquait encore remplacement de la chapelle ; des vols d’oiseaux tourbillonnaient autour d’amas sans nom, meubles brisés, cadavres à demi déchiquetés... Quelques têtes sanglantes dégouttaient encore au sommet de leurs piquets ou tachaient de brun le sable qui les avait reçues.

Ce n’était pourtant qu’une préface à l’horrible tableau qui nous était réservé.

Derrière un pan de mur que nous allions contourner, tout à coup, en effet, le Chinois, qui marchait anxieux, le cou tendu... s’arrêta. Rejeté en arrière, une main sur les yeux, l’autre indiquant quelque chose, il se raidit, immobile.

A un pieu fixé en terre, un homme jeune encore était attaché. Une barbe blonde calamistrée par le sang pendait sur sa poitrine ; une tunique de toile bleue déchirée, souillée de caillots noirs, l’enveloppait à demi, laissant voir sa peau blanche d’Européen. La face bleuie par les ecchymoses était horriblement convulsée ; les orbites vides, aux yeux absents, laissaient couler le long des joues deux filets sanguinolents, et les deux bras, qu’un bambou horizontal maintenait en croix, exhibaient, traversant les chairs tuméfiées,sanglantes, des os carbonisés ! Avec des torches ou des réchauds on avait brûlé les mains du missionnaire !

La consternation nous clouait sur le sol. Nos quatre cents hommes étaient muets. Comme moi, ils reconstituaient l'horrible scène ; comme moi, ils venaient de reconnaître, dans cette triste et pacifique victime, un fils de notre race, de notre pays... Ainsi cette pauvre loque humaine, mutilée, hideuse avait été un enfant soigné, aimé, chéri. Une femme, après avoir mis au monde ce fils de ses entrailles, l’avait nourri de sa substance, entouré de caresses et de sollicitude, pour qu’un jour, sur ce sol étranger, on torturât cette chair innocente, on détruisit cette vie précieuse, on brisât une œuvre de civilisation et de salut !

Laissant aux satisfaits que nous sommes le luxe des villes, aux mentalités vulgaires le lucre, l’ambition, le plaisir, jeune homme de vingt ans, il avait senti s’allumer en lui la flamme de l’apostolat lointain. Il était venu sur ces rives du Tang-ho comme à un rendez-vous sacré, pour apprendre à ces brutes l’idéal supérieur d’une âme responsable et immortelle, pour leur enseigner le frein de la conscience, pour faire briller sur eux la loi de l’amour ! Déjà le miracle s’accomplissait ! Dans ces cerveaux épais, dans ces âmes obtuses, avilies par des siècles d’abrutissement héréditaire, il avait - grâce au ciel - allumé une étincelle, éveillé une lueur... reculé les frontières de la civilisation ; il avait fondé une chrétienté. L’apôtre escomptait l’avenir...

Et voilà qu’à la suite de je ne sais quel machiavélique conflit d’intérêts, de quelle rapacité allemande ou italienne, l’Europe en rut de pillage et de conquête déborde sur ce pays tranquille... Alors le paganisme endormi se réveille, sauvage, formidable ; l’horizon s’embrase de rouges lueurs ; tous les soirs des hurlements sinistres montent des vallées environnantes ; les néophytes et les fidèles, rabattus par la marée montante de l’insurrection, accourent auprès du pasteur. C’est la fin. Le village flambe, les brebis sont massacrées et lui, lui surtout, le prêtre, l’étranger, on le réserve pour la fin, pour les supplices lents et raffinés, pour les savantes agonies, pour les affres délirantes du brasier.

Ali ! ces torches pétillantes d’étincelles dont on avive la flamme, c’est pour lui ! Oh ! ces flammes qui lèchent, gonflent, font éclater ses doigts saignants, ses doigts habitués au contact des saints mystères i Ses yeux, qui n’ont connu d’autre ivresse que la contemplation de l’hostie, et qui cherchent maintenant, voilés par l’atroce agonie, quelque coin du ciel pour y découvrir la palme si lente à venir ! ses yeux ne seront pas épargnés ! La nuit et la souffrance sans nom envahissent ses orbites et son cerveau, car voici qu’on lui arrache les prunelles avec des bambous aiguisés !

les deux bras manyenus en crois, exhibaient, traversant les chairs tuméfiées, des os carbonisés

4.La sépulture

 

Mon colonel, me dit d’Estival à voix basse, ne pensez-vous pas que peut-être... les derniers devoirs ?...

- C’est vrai, répondis-je, la gorge étreinte ; et, faisant un effort sur moi-même pour échapper à ce spectacle navrant, à cette pénible ambiance, je me ressaisis.

L’instant me parut solennel. Autour de ce gibet mes troupes se rangèrent et rendirent à ce supplicié les honneurs que l’on doit aux braves. Jamais plus noble victime ne reçut de l’épée des officiers un salut plus sympathique, plus ému, plus religieux ; jamais avec plus d’élan on ne présenta les armes à un vainqueur...

Cependant, à quelques pas, dans la clairière, sous les arbres, deux hommes creusaient silencieusement la fosse du martyr. Dès qu’ils l’eurent achevée, nous, les officiers, avec des précautions infinies, comme si le corps du missionnaire eût pu souffrir d’une brusquerie, nous détachâmes de la croix ses pauvres membres raidis, nous ramenâmes avec effort sur sa poitrine ce qui restait de ses bras et nous étendîmes le corps sur l’herbe. C’est avec un double sentiment de religion et de fierté que nous lui fîmes un linceul d’un drapeau tricolore, puis les quatre plus vieux sergents le descendirent dans la tombe.

Nul n’eut l’idée d’une oraison funèbre, mais avant que la terre ne se refermât sur lui, l’un de nous s’avança... et, le visage tourné vers une croix de bambou que nos braves marsouins avaient déjà plantée en terre, récita à haute voix l’immortelle et divine prière qui parle de miséricorde et proclame le pardon.

5.Rensignement posthume

 

Comme la dernière pelletée de sable se répandait sur le tertre funéraire, le jeune Chinois, que nous avions oublié, se glissa près de moi et, ramassant quelque chose, me tendit un objet vague en murmurant des mots inintelligibles.

Je saisis l’objet et, les yeux tournés vers Joseph avec une interrogation muette dans le regard, j’attendis.

“C’est le livre de prière du père, dit mon interprète. Quan-Si (c’est son nom) vient de l’apercevoir et de le reconnaître... et comme vous êtes le chef, il vous le remet.”

C’était un de ces petits livres d’heures que nos prêtres appellent un diurnal ; il était vieux, écorné, usé. Le maroquin en était légèrement poisseux et les feuillets semblaient reliés entre eux par un enduit brun, gluant, auquel le sable s’était collé.

Je compris tout à coup et faillis laisser échapper cette pieuse relique ! Ce qui collait les feuilles, ce qui amollissait la peau gluante, c’était le sang du martyr ! Tombé à ses pieds, le diurnal avait reçu l’aspersion de ses artères. Je l’ouvris avec un religieux respect et quelle ne fut pas ma surprise en voyant écrit au pinceau, sur la première page blanche, ces mots qui me tirèrent tout d’abord des yeux des larmes d’attendrissement :

“Les boxeurs du Triangle rouge approchent, dit-on. Où serons-nous demain ? In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum. - 8 janvier 1901.”

Je refermai le petit livre et le serrai précieusement. Cette dernière prière, ces dernières gouttes de sang iront en France rejoindre les siens !

A la réflexion, une chose m’intrigua... il me sembla même qu’un devoir précis exigeait que j’y fisse attention, car en pays étranger et en temps de guerre, les moindres détails ont leur importance ; le plus léger incident peut changer la face des choses. J'avais entendu parler des boxeurs ; les noms d’une foule de leurs sectes m’étaient connus, mais jamais je n’avais entendu parler des boxeurs du Triangle rouge. Qui sait si, en me révélant leur existence, le missionnaire, même après sa mort, ne me rendait pas un signalé service ? En tout cas la justine divine ne permettait-elle pas que le sang de ce juste comme celui d’Abel criât vengeance et me désignât Caïn ?

 

6. L’interrogatoire

 

Aussi, pendant que les hommes, à quelque cent mètres de là, préparaient la soupe et le café, - la nature ne perd jamais ses droits, - j’interrogeai Quan-si.

Il manifesta au nom de Triangle Rouge, un vif étonnement, puis une profonde terreur. Par un mutisme entrecoupé de quelques réponses vagues, il chercha à me lasser... mais je voulais savoir : j’insistai, je menaçai.

Il se lamenta :

“Je serai marqué au front, répétait- il...je serai livré au dragon qui me dévorera... car les bonzes le sauront et nul ne leur échappe... A moins, reprit-il après un instant de réflexion, que le chef et toi, vous ne soyez comme le père qui écoutait tout et ne répétait rien ?.. ”

Joseph s’efforçait de le convaincre.

“Sois tranquille, tu n’as rien à craindre. Nous partons demain. Le chef t’emmènera ; tu seras bien gardé. Nul ne touchera à un cheveu de ta tête tant que les Français te protégeront.

-  Ils ne me protégeront pas contre les bonzes qui arrivent la nuit avec une troupe nombreuse, enlèvent celui qu’ils ont désigné et se sauvent. Ils ne me protégeront pas contre le dragon qui peut...

-   Tu es chrétien interrompit Joseph, et tu crois au dragon ?...

-   Je suis chrétien, répondit-il avec force, mais le dragon existe et j’y crois... tout le monde y croit... le pauvre Père y croyait aussi et il savait bien que trois ou quatre fois par an ils se mettaient en quête... et rapportaient à leur dragon deux ou trois jeunes gens à dévorer...

-   Mais c’est la fable du Minotaure renouvelée des Grecs !” ditd’Estival qui s’était approché.

Je lui fis signe de ne pas interrompre.

“Oui, oui, - continua Quan-si avec volubilité, - tous les bonzes qui sont chargés de pourvoir à la nourriture du dragon portent sur le front un triangle écarlate. Ils indiquent par là qu’ils sont ses serviteurs, dévoués à son service, destinés un jour ou l’autre, s’il y a disette de victimes, - et cela s’est vu, - à se sacrifier, à lui servir de pâture. D’après ce que nous ont raconté nos ancêtres, la langue du monstre est brûlante comme du feu, aiguisée comme mie lance ! Et quand elle se pose sur un homme, elle lui perce le front en forme de triangle. Le monstre lui suce le sang par cette ouverture ou entraîne le corps dans sa caverne pour s’en délecter à loisir...

-   En voilà assez, dis-je à Joseph qui traduisait phrase par phrase. C’est en effet de la superstition extravagante et il est inutile de continuer sur ce sujet. Ce que je désire savoir maintenant, c’est la nature du pays, la position géographique de cette pagode, la description de ses abords, le nombre des brigands qui l’habitent.”

J’appris qu’à vingt kilomètres dans le Sud-Ouest cette pagode adossait son toit et ses clochetons à un énorme rocher, dressé comme un dôme au milieu d’une clairière. Je sus que quelques bonzes y avaient groupé deux ou trois cents brigands et que tous, depuis la révolte et la guerre ouverte contre les barbares de l’Occident, se répandaient dans le pays, pillant, rançonnant, tuant les habitants. La terreur que leur sombre légende inspirait était telle qu’on se laissait faire, aimant mieux être volé, voire même tué, que d’être emmené captif pour servir plus tard de pâture au terrible dragon.

La position était peu défendue, semblait-il. Nulle fortification, nul mur d’enceinte. Seul un ruisseau, dont le cours venait butter contre le mamelon rocheux, pour se détourner et décrire une boucle, enfermait de trois côtés et protégeait la pagode. On y avait accès par un pont de bambous.

J’en savais assez, et j’envoyai le pauvre diable, tout tremblant de sa hardiesse, partager la soupe des soldats.

Joseph l’emmena.

D’Estival et moi, nous nous promenâmes encore quelques instants, causant familièrement de nos projets du lendemain. Nous nous félicitâmes aussi du hasard qui nous avait appris tant de choses utiles et je lui montrai le petit livre miraculeusement échappé au feu ou à la rapacité des brigands. Grâce à cette note, à ces deux lignes désespérées du missionnaire, nous allions atteindre l’ennemi, brillamment terminer notre mission par un grand coup. Nul n’oserait plus, dans toute la province, relever la tête, et de longtemps, quand on saurait que la pagode du Triangle rouge avait été détruite par les Français ! Et puis on se présenterait devant les camarades, le front plus haut après cette action d’éclat.

“Capitaine Vincent ! - criai-je à l’officier qui venait de présider à la distribution des gamelles. - Approchez que nous causions un peu d’une nouvelle campagne !”

Et nous décidâmes, après quelques heures de repos bien dues à nos troupes, de partir aussitôt.

 

7. Pressentiments

 

Une demi-heure plus tard, nous marchions en silence à travers les bambous. Les hommes, reposés, restaurés, semblaient joyeux à l’idée d’un nouveau combat. Encore émus du spectacle horrible dont ils venaient d’être les témoins, ils se félicitaient de pouvoir bientôt venger le Père. Nous, les officiers, nous cheminions plus soucieux, plus attristés par ces scènes de carnage auxquelles il fallait en faire succéder d’autres.

D’Estival surtout, un peu isolé, le front penché, semblait absorbé. Tous ceux qui l’ont connu savent quelle belle, noble et sympathique nature était la sienne. Grand, élancé, l’un des plus fins cavaliers du 6e hussards, de Niort, il obtint au moment de l’expédition en chine la faveur peu prodiguée de prendre rang parmi les officiers du 7e de marine dont le dédoublement forma le 16e. Depuis son débarquement à Tien-Tsin, il ne cessait de se battre avec une intrépidité froide, jointe, au moment du coup de chien, à une fougue du plus grand effet sur les hommes.

A le voir blond, rose, soigné dans sa personne, élégant dans ses manières, sans aucun laisser-aller, on l’eût cru faible, mondain, efféminé. La grâce souple de sa personne, l’aisance de son maintien dissimulaient pourtant une vigueur peu commune, une endurance à toute épreuve. De même, l’affabilité de son caractère, l’extrême bonne grâce avec laquelle il défendait ses opinions étaient le velours sous lequel se dérobait l’acier d’une énergie rare, d’une fermeté de convictions inébranlable.

Cette attitude, jointe à une irréprochable existence, en faisait un compagnon profondément estimé, très aimé. J’avoue que j’avais pour cette nature loyale, ferme et douce, la plus profonde sympathie. Je me rapprochai de lui :

“La scène de ce matin vous a bouleversé, n’est-ce pas ? lui dis-je.

-   Pas précisément bouleversé, mais attristé, répondit-il. D’ailleurs, à la veille d’une action importante, - j’avoue cette faiblesse, si c’en est une, - je suis toujours un peu perplexe. Aujourd’hui, - pourquoi ? je l’ignore, - le trouble n’est pas superficiel, il est intime, il est profond... Une blessure n’est rien, mais la mort est possible, et, quand cette hypothèse se présente à moi, il s’y mêle toujours quelque chose de plus pénible... que cette éventualité d’une fin prochaine... Je revois le pays natal. Tous les êtres chers s’offrent à mon imagination, avec leur grâce spéciale et leurs qualités personnelles décuplées par un regret... qui peut être un présage... Tout est possible !... Et cela jette dans mon âme une appréhension, une angoisse...

“A d’autres qui en riraient ou qui prendraient le change sur de tels sentiments, je ne parlerais pas ainsi ; mais à vous, mon colonel, dont l’amitié solide et bienveillante m’est connue... à vous qui m’avez promis en cas d’accident grave...

-   Mon cher d’Estival, interrompis-je brusquement, vous me paraissez sous une influence fâcheuse ; vous, si gai d’ordinaire, vous broyez du noir aujourd’hui. Je vous ai fait une promesse, elle est sacrée !... Mais j’espère n’avoir nullement à la tenir. Laissons cela plutôt. Regardez ces hommes qui marchent à côté de nous, à notre suite : ils se fient en nous. Nous sommes leur volonté, leur esprit, leur cerveau. Nous n’avons donc le droit d’écouter ni notre imagination ni même notre coeur. Le devoir seul doit élever la voix.

-   Vous avez raison, c’est le devoir !”

Et il se tut, rêveur.

Je respectai sa méditation... et je n’entendis plus que le bruissement des feuilles contre les habits et, scandant la sourde cadence de la marche, le bruit mat des pas, sur le sol herbeux et humide.

 

je suis chrétien, répondit Quan-Si , mais le dragon existe et j'y crois

8. La pagode du triangle rouge

 

Nous marchâmes jusqu’au crépuscule.

Une ondée était tombée avant le coucher du soleil et les gouttes d’eau glissaient de branche en branche, lentes et monotones, bien que la pluie eût cessé.

L’humidité et le froid nous pénétraient. Nos habits, rendus plus lourds, sentaient la laine mouillée, et du sol montait une odeur sépulcrale. La lune, qui se levait à travers les nuages noirs effilochés... ressemblait à un cierge qui luit sinistrement derrière un voile de crêpe.

Comme nous arrivions à la lisière de la forêt, Quan-si s’arrêta soudain, se baissa une ou deux fois pour mieux voir entre les arbres, puis, se relevant, pointa vers l’horizon un doigt maigre.

“H’ong-san-Kio ! dit-il avec terreur.

-   Le Triangle rouge, la pagode du Triangle rouge !” traduisit Joseph.

A mon tour je tendis le cou et je distinguai à la clarté des rayons lunaires, filtrant entre les nuages, un mamelon rocheux presque régulier, une sorte de coupole, luisante encore de l’ondée récente. Un peu de biais par rapport à nous, comme le portail d’une basilique, la pagode étendait ses toits aux angles relevés. Aucun bruit ne montait de la terre, aucune lumière ne rayonnait de l’intérieur, aucun mouvement d’être aminé n’indiquait la présence de l’ennemi. C’était la solitude, la paix d’une nuit d’hiver. On eût pu se croire dans la clairière d’une forêt vierge, n’eussent été ces témoignages irrécusables de la présence de l’homme : le sentier frayé qui rampait sous les arbres, et les arêtes récemment vernies et laquées de la pagode qui brillaient sous la lune comme des incrustations d’argent sur un meuble d’ébène.

Sans ajouter foi aux racontars de Quan-si, sans se fier aux évaluations exagérées d’une imagination troublée, il fallait être prudent. Qu’au lieu d’être 3 ou 400, les ennemis ne fussent que 150, ou même 80, il est fort probable qu’ils étaient armés et surtout fanatisés. Une sombre légende, planant de temps immémorial sur cette pagode, avait dû être exploitée par les bonzes et surtout mise à profit pendant la guerre. Une discipline de fer symbolisait sans doute le dragon mangeur de traîtres ou de lâches, que le cerveau populaire avait, sans doute, personnifié...

Je rejoignis d’Estival.

Il avait repris son air joyeux. L’étrangeté du lieu et de l’aventure, la perspective de quelque affaire héroïque pour le lendemain, cette atmosphère de surprise, de mystère, de légende dans laquelle nous pénétrions séduisaient son imagination. Le soldat en lui reprenait le dessus.

Aussi est-ce avec le sentiment de lui être agréable que je le chargeai d’une mission. Je lui enjoignis de contourner la clairière sans sortir du couvert et de choisir un emplacement d’où il pourrait surveiller l’ennemi et même, le cas échéant, le prendre à revers. Je lui confiai Quan-si et le sergent Mallard qui baragouinait un peu de chinois, puis je l’engageai à choisir vingt-cinq ou trente bons tireurs pour l’accompagner.

“Et surtout, ajoutai-je, pas de courage inutile ! de la prudence ! et encore de la prudence !

-    Merci mon colonel, fit d’Estival avec effusion ; merci de votre confiance et de vos conseils. Et soyez tranquillles, on sera très prudents : on n’est fou que quand il le faut. Or, cette nuit, il s’agit d’être très sage.”

Quelques instants après, il avait disparu dans l’ombre des fourrés. Quant à nous, nous campâmes où nous étions.

Ce fut une soirée pénible. Le soi humide invitait peu au repos dont pourtant nous avions grand besoin. L’impossibilité d’allumer du feu, de peur d’attirer l’attention, présageait un triste repas du soir et, en vertu de la même raison, nous n’avions pas même la consolation d’une cigarette ou d’une pipe pour chasser les miasmes d’un brouillard qui traînait sous les branches et nous prenait à la gorge.

Après avoir grignoté quelque chose et bu sa ration, chacun s’abrita du mieux qu’il put et se roula dans sa couverture. Moi-même, ayant donné des ordres sévères aux sentinelles, je me retirai sous ma tente. Joseph, à côté de mon lit de camp, à terre sur une simple natte en travers de la porte, la partageait avec moi.

-   Tu crois être sûr de ce garçon ?

-   Je le crois, mon colonel. Il est superstitieux, mais il est sincère.”

Je me jetai sur ma couchette et bientôt je m’endormis.

Dieu sait depuis combien de temps j’avais perdu conscience du monde extérieur, lorsqu’un murmure de voix se querellant me réveilla en sursaut.

“Qui va là ? m’écriai-je en saisissant instinctivement mon revolver et en me dressant brusquement.

-   C’est Quan-si, mon colonel, qui insiste pour vous remettre un billet. J’ai beau l’écarter... il ne comprend pas ce qu’est la discipline ni ce qu’on doit à un chef. Il n’est pas encore six heures ; je veux qu’il attende... Et d’ailleurs, je ne sais comment il a fait : il a traversé le cordon des sentinelles en rampant dans l’herbe : personne ne l’a vu...

-   Passe-moi ce billet.”

A la lueur d’une veilleuse je parcourus la feuille de calepin sur laquelle d’Estival m’envoyait ses premières impressions.

“Mon colonel,

“J’ai rempli la première phase de ma mission sans attirer l’attention de l’ennemi. Je me suis solidement établi dans le bois en me couvrant de quelques rochers disposés en demi-cercle et sur lesquels sont grossièrement sculptés des figures géométriques et un serpent - le dragon probablement. - Il y a aussi quelques caractères chinois qu’on ne peut déchiffrer, le jour n’étant pas encore assez clair... La pagode n’est pas fortifiée, le ruisseau qui l’entoure n’est pas un obstacle : un mètre ou un mètre cinquante. Nul ne soupçonne notre présence ou la vôtre, car j’aperçois, avec mes jumelles, les boxeurs venant puiser en toute sécurité de l’eau au courant. Si vous jugez que je doive attaquer le premier, comme la garnison me semble bien fournie, un renfort de vingt hommes me serait nécessaire. Si je dois uniquement appuyer votre mouvement, j’ai largement ce qu’il me faut.

“D’Estival.”

Je répondis :

“Restez où vous êtes. Je vous laisse le loisir de vous montrer au moment opportun, mais le moindre renfort à cette heure risquerait d’être aperçu. Nous attaquerons sous peu :

vous entendrez bientôt notre clairon.

“D’Herbauge”

Quan-si prit la réponse, se pencha vers la terre et, imprimant à son maigre corps un mouvement de reptation, il disparut dans la brousse.

Je regardai pendant quelques instants les herbes s’agiter comme au passage d’un serpent, puis j’éveillai Vincent. Nos marsouins reçurent l’ordre de se lever en silence et de faire leurs préparatifs. A défaut de café, nous leur donnâmes une forte ration de tafia. Et je restai là à considérer les évolutions de tous ces jeunes gens dans l’atmosphère vaporeuse et bleutée du matin. Leur teint bistré par le climat, leur traits tirés, leurs joues creuses et leurs yeux cernés disaient les privations, les fatigues de la campagne. Et pourtant c’était gouailleurs et joyeux qu’ils prenaient leur parti de toutes les difficultés ; c’était gaiement qu’ils astiquaient leur baïonnette ou bouclaient leur ceinturon.

N’y avait-il pas quelque chose de poignant à se répéter tout bas qu’ils étaient venus de si loin, traversant tant de dangers, bravant tant de périls, pour chercher peut-être une tombe inconnue dans les herbes de cette plaine, à quelques kilomètres de Tang-ko ?

 

9. L’assaut

 

Dans l’air froid du matin, soudain, vibrante, éclata, puis s’égrena la sonnerie du clairon.

Dissimulés dans le bois dont nous avions, en suivant la lisière, conservé l’ombre protectrice jusqu’à trois cents mètres de la pagode, nous nous élançâmes tout d’un coup.

A l’exception de quelques manœuvres qui puisaient l’eau, nos adversaires dormaient. Ce fut donc subitement chez eux un désordre inexprimable. Ils s’appelaient, s’injuriaient, cherchaient leurs armes ; d’autres s’enfuyaient épouvantés vers la pagode, les deux bras levés au-dessus de la tête ; d’autres, qui les avaient précédés, refluaient vers l’extérieur et ces deux flots se heurtaient, se mêlaient, se bousculaient... Et pendant les quelques secondes que dura cette course, parmi ce moutonnement de têtes, mon regard fut un instant sollicité par quelque chose d’étrange. Trois ou quatre grands gaillards, au sein de l’effroi général, semblaient maîtres d’eux-mêmes et organisaient la défense, rompant les faisceaux d’armes, distribuant les fusils, postant à la hâte quelques hommes à l’entrée du petit pont... Or, tous ces bonzes - c’étaient des bonzes - portaient, pointe en bas, un triangle rouge sur la peau jaune et huileuse de leur crâne entièrement rasé.

J’avoue que cette apparition, après les descriptions de Quan-si, ne tut pas sans me faire une certaine impression ; néanmoins, je n’eus pas le temps de réfléchir.

Malgré les efforts des bonzes pour défendre leur pagode, rien n’y fit.

C’est à peine si quelques coups de feu crépitèrent, mal dirigés. La surprise avait été trop subite, l’élan des nôtres trop vigoureux. Le fossé qui servait de lit au ruisseau n’avait pas arrêté les marsouins. D’un bond, rang par rang, en y arrivant, ils l’avaient franchi, puis s’étaient abattus comme une trombe sur les boxeurs, tandis que d’Estival, accourant à la mousqueterie, ramenait sous nos coups les fuyards.

Déjà le sabre, la baïonnette et le revolver faisaient leur terrible besogne, trouant les ventres, défonçant les poitrines, estafilant les têtes et jetant jusqu’à trois balles dans la même figure. Quand le flot des casques de liège eut atteint la porte de la pagode pour revenir vers nous comme une lame dont un rocher brise l’effort et qui retourne plus calme vers l’Océan... cent vingt corps jonchaient le pavé de la cour !

Hélas ! tous les morts n’étaient pas chez l’ennemi : nous avions perdu un sergent.

Il était là, étendu sur l’herbe, le pauvre jeune homme à la moustache blonde. Une balle avait troué son front, et de la blessure un mince filet de sang - vermeil encore - s’échappait, zébrant la peau mate et blême.

Les yeux grands ouverts, la bouche douloureusement crispée en un rictus d’horreur, les bras tordus disaient le trouble cérébral que le plomb avait jeté dans cet organisme tout à l’heure si vigoureux et si vibrant... Sur le cou une entaille affreusement béante saignait... A côté, sur l’herbe, le coutelas et - autre cadavre - le meurtrier, un de ces bonzes tatoués de rouge qui au milieu de la mêlée lui avait brûlé la cervelle à bout portant, puis s’était tranquillement accroupi pour lui scier le cou. J’avais vu toute la scène en un clin d’œil sans pouvoir sauver le pauvre enfant.

Dans l’élan de la course, - il était près de moi, - je le vis tomber et son meurtrier s’abattre aussitôt sur lui pour la sinistre opération. Mais d’un terrible coup de pointe, j’enfonçai mon sabre de toutes mes forces. La lame, entrant jusqu’à la garde sous l’omoplate, sortit dans l’abdomen après avoir traversé le cœur ; la mort fut instantanée, foudroyante. Un pied sur les reins du bonze, je retirais mon arme rouge, ruisselante et la jetais à terre. D ’un coup de pied, j ’ écartais l’odieuse guenille du Chinois et je me baissais sur le corps de mon soldat. Il avait cessé de vivre.

On l’emporta vers la pagode au milieu du silence qui succède aux grands tumultes, surtout quand la mort, par un trépas inattendu, étreint le coeur des plus braves et clôt les lèvres des plus grisés.

 

10. Recherche infructueuse

 

La pagode se composait de quatre pièces assez vastes et dont l’ensemble me permettait de loger tout mon monde.

Deux salles spacieuses formaient le corps du milieu. La première, servant d’antichambre, était vide ; la seconde, lieu de prière, était munie de l’attirail ordinaire des pagodes.

A chacune des deux extrémités, un pavillon ouvrait sur l’antichambre. Ils paraissaient symétriques et semblables, avec cette différence toutefois que l’un regardait la forêt et que l’autre s’appuyait sur le rocher, formant ainsi paroi.

Dans cette paroi lisse, verticale, grise, s’ouvrait béant un corridor obscur conduisant on ne savait encore où. J’en défendis l’accès.

Déjà avec entrain et cette ingéniosité qui caractérisent le soldat français, nos marsouins préparaient leur campement. Tandis qu’au dehors les uns parquaient les prisonniers, d’autres pansaient mutuellement leur blessures ou installaient des marmites ; une vingtaine d’hommes, à l’intérieur, préparaient le logement des chefs et organisaient leur mess. Avec des bambous fraîchement coupés, des caisses de biscuits et les petits pliants de nos tentes, ils improvisèrent notre salle à manger.

Comme iis cherchaient à ne pas mettre la table dans un courant d’air entre la porte et l’entrée de ce corridor béant, une idée surgit soudain dans mon esprit.

“ Avancez à l’ordre, vous autres ! dis-je à deux sergents qui surveillaient leurs hommes à quelques pas. J’ai remarqué, au moment où les brigands, à notre approche, se sauvaient vers la pagode, trois grands diables de bonzes marqués d’un triangle rouge sur le front. Que sont-ils devenus ?

-   Pardon, excuse, mon colonel, dit l’un des sous-officiers, je les ai bien remarqués aussi, mais ils étaient quatre et non trois.

-   Tu te trompes, reprit le camarade. Le colonel ne compte pas celui qui saignait ce pauvre Blandin et qui a été empalé d’un si fameux coup de sabre. Il en reste donc trois. Or, l’un est blessé grièvement et va mourir, un autre a été tué ici même au moment où il allait enfiler ce corridor... Tiens, mais c’est vrai, il en manque un. Où donc est-il passé ?

-   Il faut le chercher, il faut me le trouver mort ou vif ! dis-je avec autorité. J’ai une raison particulière de savoir ce qu’il est devenu. Faites retourner les cadavres, visitez encore les prisonniers, fouillez les alentours. Il me le faut.”

Ils saluèrent et sortirent.

Une heure et demie après, ils étaient de retour et bredouilles. On n’avait pas trouvé trace du dernier bonze. Plusieurs en avaient vu deux s’enfuir dans la pagode au dernier moment. Or l’un y avait été tué ; j’en conclus naturellement que l’autre n’avait pas pu ressortir et s’était échappé par ce couloir dont les détours devaient lui être familiers.

Ce n’était probablement qu’une issue en cas de surprise, un de ces souterrains comme on en trouve tant dans nos campagnes autour des manoirs féodaux ou des vieilles abbayes ; mais je m’abstins de faire suivre et fouiller ce dédale. A quoi bon ? Peut-être le passage était-il miné , peut-être l’ennemi, en partie échappé à nos armes, y avait-il dressé une embuscade ; il était donc inutile de satisfaire une curiosité sans but. J’avais résolu d’ailleurs de faire sauter le monument quand, après vingt-quatre heures de halte, nos troupes seraient reposées.

Si quelques-uns de ces pillards, tapis dans un recoin, nous guettaient encore, ils recevraient le châtiment dû à leurs forfaits.

Si, au contraire, ils avaient fui, ne convenait-il pas de leur montrer et de montrer à tous les effets palpables de notre force, de faire éclater dans une catastrophe terrifiante la puissance inéluctable de notre vengeance ?

Je me bornai donc à placer à l’entrée du souterrain un poste de quatre hommes, avec relève toutes les six heures, afin d’empêcher qui que ce fut de tenter une excursion de ce côté-là.

Quand la triste besogne de la mise en terre des ennemis et des amis fut achevée, le jour déclinait. Le soir mélancolique tomba sur la campagne, puis la nuit nous enveloppa de sa majesté froide, silencieuse, obscure. Le ciel s’était voilé de nuages épais derrière lesquels la lune semblait éteinte.

Nous nous retirâmes dans le pavillon qui regardait la forêt et dont on avait fait le quartier des officiers. Entre nous et le peloton qui veillait à l’entrée suspecte, les soldats, épuisés, mais satisfaits d’un abri confortable, s’étendirent sur des nattes et ronflèrent consciencieusement.

Bientôt, nous les imitâmes.

 

 

Un bruit régulier, quoique très faible, se manisfesta dans le souterrain

11. Le meurtre

 

Nous fumes réveillés par un bruit de ruche qui bourdonne, par des allées et venues, par un cliquetis d’armes que l’on remue.

Dressés sur nos lits de camp, nous prêtions l’oreille à ce bruit insolite dont l’intensité allait croissante. Des jurons se mêlaient maintenant aux paroles, les imprécations éclataient furieuses.

Nous fumes bientôt sur pied.

Un sergent qui déjà frappait à notre porte nous eut vite renseignés.

Durant la nuit, la sentinelle postée à l’entrée du souterrain avait disparu. Elle avait été enlevée sans qu’aucun des quatre hommes assoupis à quelques pas se fut aperçu de quoi que ce fut. Le fusil de la victime était à terre, encore chargé . Le képi, à deux mètres de l’ouverture, avait roulé sur le pavé. Entre les deux, une tache de sang, large comme les deux mains, souillait la dalle et se continuait vers le corridor par des gouttes de plus en plus espacées, formant trace. Le meurtrier avait emporté le cadavre. Sur la paroi à droite, une main sanglante s’était posée laissant son empreinte comme une signature et une provocation.

J’examinai tous ces détails, le coeur serré. Dans le lugubre silence, Quan-si, qui s’était agenouillé près de la flaque rouge, faisait seul entendre une plainte monotone.

“H’ong-san-Kio ! répétait-il. H’ong- san-Kio !”

Et de fait, la flaque de sang, comme si avec le doigt on en eût intentionnellement étiré trois pointes, avait vaguement l’apparence d’un triangle ; mais d’autres pensées m’obsédaient...

Fallait-il abandonner cette pagode maudite et frustrer mes hommes du repos promis ? Fallait-il paraître fuir devant quelque manifestation mystérieuse ? Fallait-il, si un ennemi se cachait là, le laisser impuni et d’autant plus dangereux ? Mon parti fut vite pris.

“Notre pauvre camarade, dis-je à haute voix, a dû être tué par un lâche assassin, et tué sur le coup, car il n’a pas poussé un cri. On l’eût entendu. Donc, malheureusement, aucun espoir de le retroûver vivant ; mais la vengeance nous reste et nous en userons. Demain matin ce repaire sautera ! Il n’en restera pas pierre sur pierre. Je veux que les fuyard, à leur retour, ou les habitants, attirés par l’explosion, ne retrouvent ici qu’un précipice rempli de débris ; je veux qu’on tremble longtemps au souvenir de nos représailles.

“Mais - autre sujet - les hommes qui auraient dû veiller auprès de leur camarade et qui se sont endormis ont manqué gravement à leur devoir. En dépit de la fatigue et de la sécurité apparente du lieu, ils méritent une punition. Dès notre arrivée à Pao-Ting-Fou, ils feront quinze jours de prison et dès ce soir le caporal Sorin rendra ses galons...

“Enfin, nos camarades n’ayant pas su garder une issue confiée à leur vigilance seront remplacés cette nuit par ceux qui vous doivent l’exemple. C’est moi, votre colonel, assisté du capitaine d’Estival, qui surveillerai cette porte. Au moins, ainsi, je serai sûr que la consigne sera observée Et que nous n’auront ni meurtre nouveau à déplorer ni tentative plus grave à redouter. Quand les hommes ne savent plus veiller pour leurs chefs et leurs camarades, les chefs doivent veiller sur leurs hommes.

“Et maintenant, rompez.”

Cette dernière décision, dont j’avais ménagé l’effet, revêtit pour nos marsouins le caractère d’une punition sévère, cuisante, mais méritée. Leur amour-propre était piqué au vif, mais le désir de bien faire surexcité dans la même proportion. Je sentis autour de moi, en plus de l’obéissance exacte, absolue, gage de toute discipline, comme une atmosphère de sympathique admiration, où le remords se mêlait à l’approbation unanime.

Tout le reste du jour les hommes se chauffèrent autour des feux de bivouac en commentant l’événement. Quelques escouades seules travaillaient, creusant, autour du gigantesque monolithe, les trous où l’on devait mettre la dynamite ou la mélinite. Dans le repos ou plutôt le désoeuvrement, les lugubres événements prennent une intensité plus grande. Rien ne fut plus long que ce triste jour de janvier sous des nuages gris qui promettaient de la neige, sous les égratignures d’une bise glacée qui nous cinglait le visage. Enfin, le soir arriva, jetant du côté du couchant, derrière les noires arabesques de la toiture, les draperies rouges des nuages sur le front éclairci, mais changeant, d’un ciel vermeil, puis verdâtre, puis noir.

 

12. La veillée

 

Après le dîner, les officiers se retirèrent.

D’Estival resta seul avec moi, cherchant par son enjouement un peu forcé à me distraire des pressentiments qu’il croyait lire sur mon front. J’avoue que, soit fatigue, soit nervosité anormale, je n’étais pas dans mon assiette ordinaire. Ses efforts ne parvinrent pas à me dérider. Quoique me raidissant contre les racontars fantaisistes de Quan-si, je ne pouvais m’empêcher d’en trouver dans les événements une confirmation étrange. L’existence de la pagode, sa situation, la topographie du site, le nombre des défenseurs de la position, les bonzes tous marqués d’un symbolique triangle... tout s’était trouvé exact jusque dans les moindres détails. Évidemment, il n’y avait nul dragon mangeur d’hommes, mais l’aventure de la veille avait été si inattendue, si mystérieuse, que je demeurais obsédé, préoccupé...

Assis sur des caisses à biscuits, le dos au mur, à quelques mètres de cette ouverture noire crevant le mur gris, nous causâmes longtemps, involontairement distraits l’un et l’autre par nos pensées intimes qui tout à coup s’imposaient à notre attention et rompaient le fil de l’entretien. A mesure pourtant que 1 ’ heure s ’ avançait, nous parlions plus bas, dans l’espoir qu’un ennemi, rassuré par le silence, osât se présenter. Et comme nous étions bien décidés à brûler la cervelle au premier être vivant qui se montrerait à nous, nous avions à portée de main nos revolvers chargés.

De temps en temps, mon camarade posait sa main sur mon bras, croyant avoir entendu quelque chose, ou bien l’un de nous, au cours d’une phrase commencée, s’arrêtait...et le silence tombait lourdement autour de nous. Nos oreilles n’entendaient rien, nos yeux ne voyaient nul vivant s’agiter dans le couloir béant... Alors nous abandonnions notre arme brusquement saisie, et la conversation reprenait plus basse... plus lente, plus lugubre, sous l’unique clarté d’une lanterne fixée au montant de la porte.

 

Et cependant, il nous semblait que nous n’étions pas seuls !

Ce faible et vaporeux bruissement qui gémissait douloureusement, était-ce bien le vent qui se plaignait entre les poutres du toit ? Ce bruit vague comme le frôlement d’ailes soyeuses était-il bien dû aux feuilles de bambous, caressant sous la brise les briques vernies de la pagode ? Nos sens, surexcités peut-être, en nous rendant attentifs à mille détails inaperçus d’ordinaire, nous trompaient- ils vraiment et ne nous avertissaient-ils pas d’une présence réelle, mais invisible ?

Je l’ai toujours cru.

De temps en temps, nous regardions l’heure, attendant le jour avec impatience, lorsque, vers minuit et demi, au moment où pour la dixième fois peut-être je remettais mon chronomètre dans mon gousset, un bruit régulier, quoique très faible, se manifesta dans le souterrain. On eût dit le pas d’un homme chaussé de feutres ou marchant sur un épais tapis. Tout à coup ce bruit cessa, puis reprit, mais decrescendo, pour s’affaiblir et s’éteindre.

Nous nous regardâmes : nous ne pouvions pas en même temps avoir été dupes d’une illusion, victimes d’un phénomène de suggestion. Néamnoins, nous n’échangeâmes pas une parole, et le silence continua à planer sur nous, sans être troublé par le moindre susurrement.

 

13. Résolution

 

A une heure et demie, d’Estival se leva.

“Allons, dit-il en souriant, l’heure des crimes est passée. Ni les bonzes ni leur dragon ne nous attaqueront cette nuit, mais décidément j’ai envie de m’attaquer à eux. Vous avez certainement distingué, comme moi, quelque chose tout à l’heure. Peut-être n’est-ce qu’un rat qui trottine ou le bruit répercuté de l’eau qui suinte goutte à goutte de la muraille ; n’importe ! je n’aime pas ces sons suspects, ces inquiétudes vagues, ces voisinages mystérieux, et j ’ai l’intention de voir de plus près de quoi il retourne.”

En achevant sa phrase, il se leva, prit une lanterne qui dormait dans un coin, l’ouvrit et, frottant une allumette, en enflamma la mèche.

“ Vous n’allez pas faire de folie !” lui

dis-je.

Il s’arrêta surpris.

“Si vous me le défendez absolument j’obéirai, mais je ne vous le cache pas, mon colonel, j’obéirai avec un certain regret... C’est peut-être l’unique occasion qui me sera jamais offerte de visiter, dans ce pays perdu, un souterrain où, peut-être, se cachent des mystères insoupçonnés... toute une mythologie tartare... peut-être un culte inconnu et barbare qu’il faut découvrir, qu’il faut punir. Et vous m’arrêteriez quand demain nous partons ? et vous me laisseriez ce regret perpétuel !... D’ailleurs, ce souterrain n’est ni bien long ni bien profond, puisque la masse rocheuse, quoique énorme, est restreinte et repose sur un lit d’argile et de sable... Si, d’autre part, je rencontre votre grand bonze à décoration géométrique, je vous promets de lui/brûler la cervelle... et si je ne rencontre personne... je reviendrai... sans aucune honte d’être bredouille.

-   D’Estival, il est bien possible que je vous contrarie, mais je vous le défends.

-   Écoutez, mon colonel, je ne veux pas insister, - ce n’est pas mon habitude, - mais il faut que vous connaissiez toute ma pensée. Outre la curiosité, un autre sentiment intervient dans mes projets et m’anime en ce moment... Ce souterrain, très limité, n’a probablement pas d’autre issue que celle-ci ; il doit conduire à une sorte de caveau destiné à recevoir les cadavres et à les dissimuler aux yeux du vulgaire ignorant qui croit au dragon. Or, c’est dans cette oubliette qu’a dû être entraîné le corps de ce pauvre Quantin et il peut se faire qu’on l’y retrouve encore. Ce brave garçon, vous ne l’ignorez pas, a été longtemps mon ordonnance, mais il y a plus : il est de mon pays. Je connais sa famille. Je suis aux yeux des siens son protecteur. Je tiendrais donc à retrouver son cadavre, à lui donner une sépulture plus digne et surtout à prendre sur lui quelques uns de ces menus objets, de ces tristes souvenirs qui atténuent un peu, chez les vieux parents, l’amertume de la douleur : une montre, un calepin, quelques lettres ou une simple mèche de cheveux ! C’est pour moi, il me semble, un devoir, et un devoir sacré !...

“Et puis, cet homme est mort à son poste... en service commandé ! L’ennemi qui nous vouait à quelque trépas dramatique et terrible... peut-être par l’explosion d’une bombe, a pris sur cette sentinelle la revanche d’hier matin. Sa mort nous a préservés. Il est juste, il est bon que nous fassions quelque chose pour ses restes, pour sa mémoire.

 

“Et si tout à l’heure, je revenais rapportant sur mes épaules le corps de ce malheureux garçon, ne croyez-vous pas qu’au prestige de notre instruction et de notre grade, nous n’aurions pas ajouté celui de l’homme et de l’ami ?...

“Quelle attitude aurons-nous, d’ailleurs, au lever du jour, si rien n’a été tenté pour savoir ?... Et si, au contraire, nous pouvons leur dire : Il n’y a rien d’effrayant dans ce couloir, rien de mystérieux dans ce meurtre... L’événement d’hier n’est qu’un des mille incidents cruels et journaliers de la guerre d’embuscade. Ce brigand, ce lâche assassin qui poignarde par derrière, nous l’avons puni ; son repaire, nous l’avons fouillé avant de le détruire. Nous lui avons arraché le cadavre de votre camarade et le mystère de son souterrain. Que les restes de Quantin reposent en paix dans une tombe creusée par des mains amies. Sa mort est vengée...”

J’étais ébranlé. Il s’en aperçut et continua :

“D’ailleurs, vous savez ma vigueur extrême : je n’ai rien à craindre. Toutefois, à la plus légère inquiétude, je vous promets d’appeler à l’aide en tirant un coup de revolver. En attendant, je ferai bonne contenance : je suis armé et pas manchot ! Que diable ! deux ou trois adversaires ne m’effraient pas plus dans un corridor qu’au plein soleil.

-   Allez donc ! lui dis-je... puisque vous le voulez... mais soyez de retour dans vingt minutes au plus. Cela, par exemple, je l’exige, quoi qu’il arrive ; je l’exige absolument, je l’ordonne. C’est une consigne exacte, pour la transgression de laquelle je n’admettrai aucune excuse...

-   Mon colonel, répondit-il, solennel, n’achevez pas ! Car je vous promets, je vous jure d’obéir ponctuellement à vos ordres. Dans vingt minutes, je serai ici et, je l’espère, avec le corps de mon pauvre brosseur. Merci du fond du cœur.”

Il serra la main que je lui tendais, visita à la clarté de la lanterne le barillet de son revolver et disparut dans l’étroit passage. Je vis quelque temps la lueur reflétée par les parois danser dans l’ouverture ; je perçus quelques secondes le bruit ferme et cadencé de son pas... puis tout s’éteignit graduellement.

 

14.Remords et décision

 

J'avais permis. Avais-je bien fait ?

Une sorte de remords m’étreignait. Fallait-il, aux pertes des jours passés, risquer d’en ajouter une autre ? celle de ce jeune officier si dévoué, si sympathique ? Et cela pour satisfaire une curiosité puérile, dans l’hypothétique espoir de retrouver une dépouille mortelle ?

Je tirai ma montre. Trois minutes s’étaient écoulées depuis son départ. Je m’approchai du boyau redevenu sombre et silencieux. Je prêtai l’oreille. Rien !

Mais s’il appelait, qui me répondait que la sonorité des voûtes fût suffisante pour répercuter son appel ? Pourrait-il appeler, d’ailleurs ? Quelque conduit latéral ne pouvait- il s’ouvrir derrière lui, des meurtriers surgir après son passage et le terrasser en étouffant sa voix ? Et si une trappe le projette dans une fosse ? et si quelque gaz méphitique, retenu par la voûte dans ce labyrinthe obscur, l’endort et l’asphyxie ? Est-il croyable, - cela me paraît de toute évidence maintenant, - est-il croyable que ces bonzes aient ainsi laissé un passage libre, grand ouvert, sans que rien en protège l’entrée ou le parcours ?... Cette avenue n’est peut-être... n’est certainement qu’un piège... un piège auquel nous nous sommes grossièrement laissés prendre.

Six minutes ! Que le temps paraît long. Même silence.

Décidément, j’ai eu bien tort.

S’il allait mourir, foudroyé par un coup de poignard au coeur, - comme notre sentinelle, - sans un soubresaut, sans un cri, de quelle responsabilité ne serais-je pas écrasé tout le reste de ma vie ? Et, devant tous, comment expliquerais-je demain cette nouvelle disparition ?... Et les soldats que j’avais sévèrement punis pour s’être endormis ne croiraient-ils pas que pareille aventure m’était arrivée... ou, bien pis, que j’avais exposé mon subordonné, me réservant un poste plus sûr ? Le capitaine d’un navire doit rester le dernier sur le vaisseau qui sombre et c’est pour lui un opprobre de survivre à la perte de son équipage.

Mon angoisse devenait atroce... Je n’entendais toujours rien et douze minutes s’étaient écoulées...

Aurais-je vraiment le courage de survivre à ma faute, à ce drame ?... Et si, au milieu du désordre de ma conscience, la foi, debout comme un roc dressé immobile dans la tempête, m’interdisait la pensée même du suicide, pourquoi ne m’exposerais-je pas au même danger que mon compagnon ?

Pour parer à tout événement et comme je me devais aussi à mes deux compagnies, je déchirai une feuille de mon agenda et j’y écrivis les mots suivants :

“Si demain, à cinq heures et demie, quand le lieutenant Vincent viendra prendre mes ordres, il trouve cette chambre vide, il lui est absolument interdit de chercher à nous retrouver, le lieutenant d’Estival et moi. Nous aurons péri en cherchant la dépouille mortelle du soldat Quantin. Aussitôt notre absence constatée, le lieutenant Vincent prendra le commandement en chef qui lui revient de droit, préparera tout pour le départ immédiat, puis fera mettre le feu aux mines et n’abandonnera le bivouac qu’après avoir détruit la pagode de fond en comble. Alors, il ralliera immédiatement et par le plus court chemin le cantonnement de Pao-Ting-Fou.” Je datai, signai et fixai cet ordre du jour sur la caisse à biscuits au moyen d’une baïonnette.

Prenant alors la lanterne, je m’avançai délibérément dans le sombre corridor, m’arrêtant de distance en distance pour examiner les détours et m’orienter. Le couloir était unique et semblait monter.

 

 

Deux détonations retentirent en même temps, ébranlant les échos qui roulérent en tonnerre

15. Le sanctuaire

 

Au bout d’une vingtaine de mètres, quelques sculptures se montrèrent sur les parois. A peine indiquées, naïves, timides encore, elles se précisèrent à mesure que j’avançais, accentuant le dessin, enrichissant les détails, rétrécissant de plus en plus les intervalles. Bientôt tout l’espace libre fut envahi et se couvrit d’arabesques et d’inscriptions, celles-là ne dérivant d’aucun style, celles-ci ne correspondant à aucun alphabet entrevu. Enfin, une faune et une flore, nouvelles pour moi, étalèrent à profusion leurs formes inattendues, variées à l’infini.

Émerveillé, je marchais sous une voûte feuillue, fleurie dans la pierre grise, sous une tonnelle aux branches héraldiques, aux troncs noueux issus du sol en mille contorsions, jaillissant de la muraille pour revenir s’y coller, s’y enfoncer, remontant de terre jusqu’au-dessus de ma tête et la couvrant d’une ramure étrange. Des lianes semblaient accrocher au plafond leurs anneaux, y serpenter en lignes sinueuses, s’y contourner en rinceaux, y envelopper des cartouches au centre desquels, immuable et périodique se retrouvait un motif symbolique : un serpent encadrant de ses anneaux le triangle renversé.

Tout à coup, brusquement, les parois s’écartèrent. J’eus l’impression du vide s’ouvrant devant moi, de l’espace libre, vaste, immobile. Je levai les yeux.

Je restai pétrifié d’étonnement et d’admiration.

Comment dépeindre l’indescriptible ?

Figurez-vous, au sortir d’une prison obscure, la coupole de Saint-Pierre vous dévoilant soudain son arc immense, la hardiesse grandiose de son architecture ; mais une coupole ciselée, fouillée, en ses moindres motifs, comme une camée antique, taillée comme une gigantesque rose à courbures inverses, aux facettes innombrables. Et tout cela resplendissant, ruisselant de feux au moindre mouvement de ma lanterne.

Avec quelle pitié je me ressouvins de notre architecture occidentale ! Au lieu de ces justes proportions, de ces chastes réserves de l’art européen, c’était toute la prodigalité, toute l’ivresse, toute la démence orientale jetant à pleines mains, comme dans un accès de folie, ses merveilles et ses trésors sur les murs de ce temple. Il eût fallu des dynasties pour étudier les merveilles de patience séculaires étalées sous mes yeux.

Quels étaient les peuples qui s’étaient attelés à ce labeur effrayant ? Leurs artistes avaient-ils le secret de transmuter la matière pour la plier à leur fantaisie, ou bien, par delà le tombeau, savaient-ils nous suggestionner encore et nous faire illusion à ce point ? Étaient-elles en draperies, ces dentelles qui, des voûtes, pendaient si légères, si vaporeuses, qu’on s’attendait à les voir au moindre souffle s’envoler comme de la gaze ? En dépit de sa couleur uniforme, ce fouillis d’arbustes étranges, est-ce du granit ou une partie de la jungle transportée ici et pétrifiée par miracle ? Est-ce avec un émail spécial ou avec du sang frais que l’on vient, sur cette plinthe circulaire, de peindre tous ces triangles rouges ?...

Évidemment j’étais sous le dôme ménagé dans l’épaisseur de ce monolithe, solitairement dressé au milieu de la clairière, bloc erratique abandonné sur le sol après la période glaciaire ou fragment rejeté des entrailles de la terre par quelque convulsion plutonique ?

Avec un acharnement vainqueur du temps, triomphant du granit par un labeur dont l’imagination frémit, on avait creusé, fouillé et vidé ce rocher. Des légions d’artisans obscurs, pendant des siècles, avaient peiné là, usant un peu plus chaque année la pierre, expulsant quotidiennement une poignée de poussière, et perdant, loin du soleil qui mesure les joies, la notion de la durée, le sentiment du repos.

On devinait le fatalisme de ces foules sans horizon, sans idéal, rivées à la perfection du détail ; mais on découvrait aussi la pensée qui avait groupé ces efforts et dans une merveilleuse synthèse poursuivi son plan.

Ces nervures, d’une si déconcertante hardiesse, se rassemblaient à la clef de voûte comme des arceaux d’osier dans la main du vannier ; cette frise, dont l’éloignement estompait les ornements, relevait vigoureusement sur fond d’or le symbole de la secte avec une insistante attention. Il n’y avait pas jusqu’à l’intention qui ne se dévoilât clairement de conduire les regards et de diriger l’attention vers les profondeurs.

Je suivis cette impulsion muette.

J’avais débouché sur une sorte de balcon circulaire dont la rampe, pure merveille de bronze niellé d’argent, s’interrompait aux deux extrémités d’un même diamètre. A ces baies s’amorçaient deux escaliers qui descendaient en superposant leurs spires parallèles. Ils circulaient entre la muraille et huit colonnes épaisses, colossales, fantastiques, disposées en cercle. C’étaient huit éléphants, de dimensions formidables. Comme si une vision terrifiante eût jailli d’en bas, ils se dressaient, cabrés, affolés, levant vers le ciel leurs défenses recourbées et leur trompe crispée. Et sous leurs pieds formidables, soubassement écrasé par une telle masse, alternativement s’aplatissaient des tortues géantes ou des crapauds aux goitres invraisemblables.

Un malaise vague, comme la crainte qui dans un rêve précède le cauchemar, m’étreignit le cœur ; j’essayai de réagir et de secouer l’impression fascinante de ces tableaux étranges.

 

16. Le monstre

 

Au fond de ce puits colossal où je plongeais mon regard, - car je venais d’entendre résonner un pas ferme et bien connu, - j’aperçus le balancement d’une lanterne. D’Estival était là !

Il parcourait maintenant ce grand cylindre qui formait le fond de la salle circulaire. Je le vis s’approcher d’un bassin triangulaire aux rebords en marbre rouge, qui en occupait le centre, se pencher vers l’onde qui s’éclaira soudain sous la caresse de la lumière, puis déposer son falot sur une sorte d’autel adossé à la muraille. Je ne distinguais rien de cet autel, mais j’aperçus la divinité qui le surmontait, sorte de Bouddha aux bras multiples dont les deux supérieurs élevaient vers le ciel l’un un triangle, l’autre un serpent à tête globulaire. L’idole me parut en or ; elle flamba, jaune, brillante, et dans ses prunelles - pierres précieuses sans doute - s’allumèrent deux éclairs bleuâtres comme les feux d’un regard courroucé.

Mon compagnon l’examinait curieusement lorsque son pied heurta quelque chose de long et de sombre qui gisait à terre. Il se retourna brusquement et une exclamation furieuse, échappant à ses lèvres, ébranla les échos... Ce qu’il retournait avec précaution, ce qu’il tenait entre ses bras, c’était le cadavre de notre pauvre sentinelle ! Un moment, la tête, retombant sur le bras qui la soutenait sortit de l’ombre. Horreur ! sur son front pâle, le stigmate affreux étalait sa blessure triangulaire et saignante...

J’ouvrais la bouche pour avertir d’Estival que j’étais là et que j’allais l’aider dans sa tâche pieuse, lorsqu’un grincement de gond rouillé me fit relever la tête. Avant que j’eusse pu distinguer d’où partait le bruit, un chant léger de flûte se fit entendre. Murmure imperceptible d’abord, doux, tremblant, semblable aux mélodies échappées d’un instrument de cristal, il s’affermit, s5enfla, de plus en plus puissant.

Le rythme se précisa, le mouvement s’accéléra et la phrase musicale se nuança d’accidents pour se terminer bientôt par une note suraiguë, perçante et prolongée.

Mais j’apercevais depuis quelque temps une sorte d’ombre chinoise qui semblait immobile sur un fond légèrement éclairé. Je ne me trompais pas. Dans le ventre d’un des pachydermes qui me faisait face, une porte dissimulée s’était ouverte. A l’ombre de l’immense tête perdue, l’ouverture, dans le modelé puissant de la bête, devait être cachée pour d’Estival. Il releva la tête, troublé dans son opération. Ses yeux cherchèrent à percer l’obscurité, mais il ne put rien voir.

 

Pour moi, situé en contre-haut, je distinguais tout ; je voyais parfaitement cette grande ombre, les bras levés à la hauteur de la bouche, la tête légèrement inclinée vers la gauche, le mouvement du corps suivant en un léger balancement la cadence du chant.

Et je me demandais ce que cela signifiait.

Tout à coup, je vis d’Estival se retourner vers l’eau du bassin qui bouillonnait en son centre, déposer son fardeau à terre et porter vivement son mouchoir à ses narines, comme si une odeur insupportable eût suivi ce mouvement de l’onde. Presque aussitôt, en effet, cette odeur parvint jusqu’à moi, étrange, asphyxiante. C’était quelque chose d’indéfinissable... comme un mélange d’émanations nitreuses de fumées d’opium, de vapeur d’encens qui vous prenait à la gorge et vous montait au cerveau.

Le chant de la petite flûte cessa presque aussitôt. Le bonze fouilla dans ses vêtements, tira un olyes de sa ceinture, tendit le bras vers d’Estival... A son poing, quelque chose avait brillé, jetant un court éclair dans l’obscurité. En clin d’oeil je compris. Saisissant aussitôt mon revolver, je le braquais sur l’ombre et fis feu.

Deux détonations retentirent en même temps, profanant ce silence, ébranlant les échos qui roulèrent en tonnerre ; deux corps en poussant un cri confondu tombèrent à terre en même temps.

Le bonze à la renverse s’était écroulé dans son corridor secret ; les pieds glissant un peu au dernier moment pendaient maintenant au-dessus du vide. D’Estival, la face contre terre, gisait.

Et moi, terrifié, voulant voler au secours de mon ami, je sentais cette odeur de plus en plus forte me monter à la tête comme une ivresse. Il me sembla que j’avais perdu soudain la direction de mon être ; qu’entre mon esprit, ma volonté et mon corps, une séparation absolue s’était établie. Je chancelai, j’essayai de réagir. Je voulus faire un effort, rassembler mes idées qui semblaient m’échapper comme l’eau à travers les doigts d’un enfant, mais je m’abattis, les genoux au sol, les bras pendant par-dessus la balustrade, vers le vide où mon revolver, échappant à ma main inerte, tomba, rebondissant d’aspérités en aspérités.

Toutefois, mon intelligence et ma mémoire étaient demeurées, dans cet écroulement de mon être, intactes. Bien plus, chose curieuse, mes sens avaient acquis une acuité extrême, décuplé leur puissance de perception, la distance de leur action. Bien que ma tête sans force se fut inclinée sur mon épaule droite, mes yeux fixes, privés même du clignotement habituel des paupières, distinguaient maintenant jusqu’aux moindres détails des sculptures souterraines. Je voyais, comme à les toucher, les vêtements des deux cadavres couchés l’un près de l’autre sur le pavé, je distinguais jusqu’au moindre détail du bouillonnement de l’eau, j’entendais tout près de mon oreille son murmure. On eût dit qu’une source allait sourdre des profondeurs, percer la couche superficielle et s’élever en jet d’eau dans l’atmosphère.

Soudain, entre les ondes concentriques qui roulaient huileuses et irisées vers les angles de la vasque, une masse blanchâtre, opaline, à demi translucide et gélatineuse comme les méduses de nos côtes, surgit. C’était une tête pyriforme au pôle de laquelle un orifice triangulaire, une sorte de bouche aux trois lèvres, aux lèvres épaisses, s’ouvrait et se refermait avec un bruit mou. De chaque côté, au sommet de leur court pédoncule, deux gros yeux glauques luisaient ou s’éteignaient sous une paupière clignotante.

Cette tête émergea, s’éleva doucement suivant une ligne verticale tout en se balançant légèrement à droite et à gauche, puis un corps suivit, corps de serpent, annelé, blanc et transparent comme le chef. Quelques raies obscures, quelques lignes sinueuses et rosées déroulaient dans cet organisme translucide leurs spirales étranges avec une netteté d’autant plus grande que l’être immonde et inconnu qui s’agitait là se trouvait entre la lanterne oubliée par d’Estival et moi. Je voyais les parties principales de son anatomie, une sorte de tube suivant l’axe du corps et quelques points noirs, vertèbres embryonnaires sur lesquelles devaient s’arc-bouter les muscles.

C’était donc là ce dragon terrible et mystérieux, l’être fantastique pour lequel ce temple superbe avait été ciselé !

Depuis combien de siècles vivait-il dans cet antre ? D’où venait-il ? Dans quel repaire se retirait-il ? A quel signal obéissait- il ? Était-ce un témoin de l’origine des choses, quand la vie encore informe et chaotique se répandait en vivants bizarres ? Était-ce un reptile géant échappé aux cataclysmes du globe, un vestige de tant d’êtres disparus que nous ne connaissons plus que par les reconstitutions paléontologiques ?...

Dans ce pays lointain, vierge encore de toute étude, du fond des marnes épaisses, ce dernier représentant d’une faune anéantie avait un jour apparu. Et aussitôt l’objet d’horreur avait été exploité, le monstre atroce avait été adoré, un collège de serviteurs s’était formé, voués jusqu’au meurtre, jusqu’au suicide à entretien de cette vie sourde, inconsciente, monstrueuse. Là comme ailleurs, obéissant à un instinct irrésistible, l'homme, se cherchant un Dieu depuis la chute de FEden, s’en faisait avec les monstres de la création plutôt que d’en manquer.

Mais l’être informe, après s’être dressé, se recourbait maintenant vers la terre, promenant sur les dalles sa tête charnue, flairant avec bruit. Tout près de Quantin, il tressaillit, suivit les contours des cadavres, cherchant la peau nue, s’arrêtant aux mains, puis à la figure, mais reconnaissant là sans doute une trace de son passage, s’en éloigna. Après lui, une traînée de bave maculait les habits et le pavé du sanctuaire.

Il eut bientôt flairé un autre corps et atteint le visage. Sa bouche en suçoir se fixa au milieu du front comme une ventouse, il se tordit en un spasme de satisfaction, ébrouant autour de lui l’eau ou plutôt le liquide épais du bassin.

Et alors je fus témoin du plus affreux spectacle qui se puisse rêver.

Un craquement sinistre retentit ; c’était les mandibules ou les mâchoires du monstre qui brisaient le frontal de mon pauvre ami pendant qu’une plainte s’élevait, angoissée, mourante, dernier appel inconscient que les lèvres émettent au moment suprême, dernière réaction d’un organisme que la mort étreint pour toujours. Et l’animal immonde se gorgeait de sang, aspirait à lui la matière cérébrale. Horreur ! je voyais toute cette substance passer et descendre, sombre, dans ce corps translucide, et suivre les sinuosités du tube digestif.

Au bout de cinq minutes peut-être, l’affreux repas fut achevé. Le corps du monstre, se repliant, disparut dans le bassin, puis la tête s’enfonça, laissant après elle un tumulte de bulles qui crevèrent à la surface.

Sur le front de mon pauvre d’Estival, le triangle rouge étalait son épouvantable stigmate !

Combien de temps restai-je ainsi immobile, inerte, vivant d’une vie inconnue, mais excessivement intense de la pensée et des sens, les yeux hagards, hypnotisés par cette blessure dont l’obsession était atroce ?... je ne sais. Mais il me semble encore aujourd’hui avoir vécu des siècles et vieilli longuement dans cette attitude qui ne dura peut-être pas plus de deux ou trois heures.

Était-ce un cauchemar, un de ces songes terribles comme l’opium en procure plutôt que l’atroce réalité d’une vision exacte ? je ne sais trop et préfère le croire.

 

Toujours est-il pourtant que l’odeur violente qui avait empli le temple me sembla s’évaporer peu à peu après la disparition du monstre, et que je me sentis reprendre possession de moi-même. Après plusieurs efforts je me redressai... je m’arc-boutai, faible comme un convalescent. Enfin, je fus sur pied... j’attendis, debout, que ma vigueur fut un peu revenue. Alors, ramassant ma lanterne dont la flamme vacillante allait s’éteindre, je rentrai dans le souterrain.

Une sorte d’instinct m’avait d’abord poussé à fuir, mais maintenant je persévérais résolument dans cette direction, j’avais mon but bien arrêté. Il fallait chercher du secours, arracher la dépouille de nos deux victimes à de nouvelles profanations, il fallait détruire ce monstre.

Déjà j’entrevoyais la baie par où j’avais pénétré dans le souterrain, je la voyais se détacher en clair - ce qui m’indiqua que le jour était déjà levé - et je n’avais plus que cinq ou six pas à faire pour pénétrer dans la salle, quand soudain un ébranlement terrible secoua le sol, un grondement siffla, s’enfla, éclata, formidable comme mille tonnerres, tandis que moi, emporté par la terrible poussée d’air qui me saisit par derrière et m’emporta, je fiis lancé comme une balle à travers la pagode.

Quand je me réveillai, j’étais étendu sur mon lit de camp, à l’abri de ma petite tente. Une douleur à la tête et la sensation de linges mouillés m’apprirent que j’étais blessé.

Debout près de la porte, le lieutenant Vincent causait avec Joseph. Quan-si, assis sur ses talons, sommeillait d’un oeil à quelques pas.

Au mouvement que je fis, on se retourna vers moi.

“Ne vous fatiguez pas, mon colonel, - dit Vincent, - vous nous expliquerez tout plus tard. Vous avez été étourdi par votre chute et vous avez une écorchure au front, c’est tout. Nous allons partir dans une heure, quand le hamac que je vous fait préparer sera terminé. Ainsi, vous vous reposerez tout le jour et demain vous serez sur pied. Nous avons été bien inquiets, nous vous avons cru perdu... avec les autres.

- C’est par hasard que je vous ai retrouvé, dit Joseph pour écarter le souvenir évoqué et sous lequel j’avais frissonné.

-Quelle épouvante, quelle douleur,quelle rage, continua Vincent, quand on ne retrouva plus le lendemain que ce papier ! Je n’avais qu’à obéir, j’obéis... je fis sauter la pagode à l’heure dite... Cinq minutes après, accompagné de Joseph, j’allai visiter le lieu du sinistre. A la place du mamelon et de la pagode, une excavation profonde de 15 ou 16 mètres était béante, vers laquelle le petit ruisseau, cherchant un chemin, se dirigeait. Le rocher réduit en miettes, la terre dispersée en poussière retombaient autour de nous, assombrissant le ciel comme un nuage de cendres. Nous revenions le cœur serré, lorsque sous un débris de toiture je distinguai un uniforme. Je courus, c’était vous. Vous viviez ; mais une poutre vous avait effleuré au front, vous écorchant de 3 ou 4 centimètres... très légèrement... L’épiderme seul est atteint. D’ailleurs, voyez.”

Et saisissant dans ma trousse ouverte sur un pliant un petit miroir, il me le présenta, tandis que Joseph soulevait mon bandage.

 

Chose surprenante, pur hasard qui me frappa vivement Je l’avoue, la blessure était rouge et triangulaire !

Quan-si, qui s’était approché, en le remarquant leva les mains au ciel, puis se prosterna en répétant :

“H’ong-san-Kio ! H’ong-san-Kio !” Et maintenant, messieurs, que chacun de vous en pense ce qu’il veut, mais pour moi, je vous affirme la véracité des moindres détails de cette histoire, je les garantis absolument Je n’y vois qu’une ivresse passagère, qu’une hallucination de quelques heures où le délire insensé se mêle à la réalité et s’accompagne de coïncidences fortuites et surprenantes. J’avoue cependant que le souvenir de cette nuit atroce ne me revient jamais sans qu’une sueur froide perle à mon front et que les battements de mon coeur s’arrêtent quelques instants.

 

Fernand Noat

 

Postface de Philippe Gontier

« Le triangle rouge » de Fernand Noat : Prodrome de la Weird Fantasy ou, qand l'horreur zoologique surgit au cœur de l'horreur coloniale, paru dans "Le Boudoir des Gorgones" N°2

 

Le Triangle ronge est paru dans le Journal des Voyages en six livraisons, du n° 289 daté du 15 juin 1902 au n°294 daté du 20 juillet 1902. Comme souvent, c’est Marc Madouraud qui a attiré notre attention sur ce texte dans le n° 7 du Bulletin des Amateurs d'Anticipation Ancienne et de Littérature Fantastique (juillet-août 1991). Il y voit une préfiguration de l’œuvre de Lovecraft :

“Bien avant H.P. Lovecraft en Amérique, un auteur français quasiment inconnu avait conté à ses lecteurs une sombre histoire de monstre antédiluvien dans une atmosphère exotique et mystique. A cette occasion, le fort sérieux “Journal des Voyages” avait, l’espace de quelques numéros, préfiguré “Weird Tales”

Dès 1902, Femand Noat, profane de la S.F., avait donc construit (brillamment) cette nouvelle inaugurant (sans doute) le thème de la bestiole inconnue et monstrueuse adorée depuis des temps immémoriaux par des fanatiques généreux fournisseurs en proies humaines.

Sans aller aussi loin que Lovecraft dans l ’horreur graphique, sans expliquer non plus clairement l’origine de son monstre, Noat a réussi là un exemple fascinant de fantastique rationalisé (hélas, la créature n ’est pas illustrée !).”

Cette analyse donna lieu a un début de polémique amicale puisque dans le n° 8 bis du même Bulletin (octobre-novembre 1991), Jean-Luc Buard écrivait :

“Concernant l ’idée que le texte de Femand Noat serait un prédécesseur de Lovecraft (Bull. n° 7). D'après le résumé que fait Marc Madouraud, je ne trouve pas ce texte ni son monstre très “lovecraftien En particulier, le monstre n 'est pas extraterrestre et n 'a pas de pouvoirs étendus qui en feraient l’égal d’une divinité lovecraftienne. Est-ce suffisant d’avoir une bestiole adorée depuis des temps immémoriaux par des fanatiques qui lui offrent des sacrifices humains pour se trouver dans un contexte ou un climat lovecraftien ? Les exégètes décideront

Nous ferons preuve, dans ce débat, d’une prudente neutralité, nous contentant de distinguer dans Le Triangle rouge ce qui, à nos yeux, se rapproche de l’univers du maître de Providence, de ce qui s’en écarte. Remarquons toutefois d’ores et déjà que si ce texte ne constitue pas une exacte préfiguration de 1 ’oeuvre de Lovecraft (et Marc Madouraud prend d’ailleurs bien soin d’indiquer que Noat ne va pas aussi loin que l’écrivain américain), il annonce en tout cas indéniablement par certains côtés le courant plus vaste de la WeirdFantasy où s’illustreront effectivement dix ou vingt ans plus tard, outre Lovecraft lui-même -, Abraham Merrit, Clark Ashton Smith ou Frank Belknap Long.

Voyons d’abord ce qui distingue Le Triangle Rouge de Femand Noat des œuvres de Lovecraft. Il s’agit en premier lieu, à mon sens, du réalisme aigu dont a fait preuve l’auteur quant au cadre géographique et historique dans lequel se déroule l’action, à savoir la Chine - contrée réelle mais suffisamment exotique et lointaine pour laisser libre cours à l’imagination du lecteur - à l’époque du soulèvement des boxers (appelés ici “boxeurs”). En outre, la description de la vie militaire des deux compagnies d’infanterie de marine abonde en détails “vrais”. Ce réalisme renforce, par contraste, l’effet de fantastique qui s’insinue peu à peu dans le récit. Lovecraft eûtsans doute situé l’action d’un tel récit en une contrée et à une époque indéterminées et fabuleuses.

Ensuite, comme le souligne Jean-Luc Buard, le monstre de Noat ne possède pas de pouvoirs surnaturels. Il s’agit - si l’on peut dire - d’un “simple” vestige d’une espèce disparue qui a donné naissance à la légende des dragons. Notons toutefois que le monstre est capable de paralyser la volonté de ses victimes, faculté non surnaturelle mais pour le moins étrange :

“Tout à coup, je vis d'Estival (...) porter vivement son mouchoir à ses narines, comme si une odeur insupportable eût suivi ce mouvement de l'onde. Presque aussitôt, en effet, cette odeur parvint jusqu’à moi, étrange, asphyxiante. C’était quelque chose d’indéfinissable... comme un mélange d'émanations nitreuses de fumées d'opium, de vapeur d’encens qui vous prenait à la gorge et vous montait au cerveau. ” (...)

“Et moi, terrifié, voulant voler au secours de mon ami, je sentais cette odeur de plus en plus forte me monter à la tête comme une ivresse. Il me sembla que j ’avais perdu soudain la direction de mon être ; qu ’entre mon esprit, ma volonté et mon corps, une séparation absolue s ’était établie Passons maintenant à ce qui, dans Le Triangle rouge, annonce Lovecraft.

C’est à mon sens le thème même de la découverte des vestiges d’une civilisation antédiluvienne où survit une présence terrifiante qui est lovecraftien en soi. Simplement, comme le fait remarquer Marc Madouraud, Femand Noat est resté dans le domaine du vraisemblable et du rationnel, au lieu de verser franchement dans la fantasy débridée. Mais les éléments essentiels sont là. La civilisation inconnue et très ancienne d’abord : Bientôt tout l ’espace libre fut envahi et se couvrît d’arabesques et d’inscriptions, celles-là ne dérivant d’aucun style, celles-ci ne correspondant à aucun alphabet entrevu.” Femand Noat trouve d’ailleurs des accents lyriques très lovecraftiens ou smithiens pour évoquer la civilisation oubliée qui a érigé ce délire architectural :

“Quels étaient les peuples qui s ’étaient attelés à ce labeur effrayant ? Leurs artistes avaient-ils le secret de transmuter la matière pour la plier à leur fantaisie, ou bien, par delà le tombeau, savaient-ils nous suggestionner encore et nous faire illusion à ce point ? Étaient-elles en draperies, ces dentelles qui, des voûtes, pendaient si légères, si vaporeuses, qu ’on s'attendait à les voir au moindre souffle s ’envoler comme de la gaze ? En dépit de sa couleur uniforme, ce fouillis d’arbustes étranges, est-ce du granit ou une partie de la jungle transportée ici et pétrifiée par miracle ? Est-ce avec un émail spécial ou avec du sang frais que l’on vient, sur cette plinthe circulaire, de peindre tous ces triangles rouges

Pour affirmer le caractère d’altérité absolue de ces vestiges, Femand Noat a d’ailleurs recours à la notion d’indicible (“Comment dépeindre l ’indescriptible ?”) qqi revient souvent sous la plume du créateur de Cthulhu.

Cette filiation stylistique se retrouve dans la description du monstre - l’autre élément du thème - lequel, on l’a vu, relève d’avantage du domaine de la crypto-paléontologie que de l’entité démoniaque venant d’un autre monde ou d’une autre dimension. Mais, outre le pouvoir hypnotique mentionné plus haut, la créature est douée d’un potentiel maléfique et malsain qui culmine dans une scène résolument gore : “Et l’animal immonde se gorgeait de sang, aspirait à lui la matière cérébrale. Horreur ! je voyais toute cette substance passer et descendre, sombre, dans ce corps translucide, et suivre les sinuosités du tube digestif.

Les exégètes, donc, apprécieront, et nous serons attentifs à leurs remarques.

Femand Noat fit partie de l’écurie des éditions ultra-catholiques de la rue Bayard qui mondèrent la jeunesse du début du siècle d’ignobles fascicules célébrant l’union sacrée du sabre et du goupillon et prônant une idéologie réactionnaire mêlant anti-socialisme, colonialisme, nationalisme et - pour faire bonne mesure - antisémitisme. La bibliothèque Nationale nous signale deux ouvrages de Femand Noat parus chez ces promoteurs zélés d’un ordre moral nauséeux dont la scélératesse et la lâcheté culmineront sous l’occupation : une biographie de Gabriel Aubaret, consul de France à Bangkok, Aubaret, ministre plénipotentiaire (1825-1894) et une biographie du Père Dorgère, missionnaire africain qui lutta contre l’esclavagisme, Le PèreDorgère (1854-1900). Deux ouvrages qui prouvent que Femand Noat s’intéressait de près à la politique française en Extrême-Orient et au prosélytisme catholique à travers le monde.

Fort logiquement donc, Femand Noat ne recule devant aucun excès lorsqu’il s’agit de dénoncer les atrocités commises par les infâmes boxeurs à l’encontre des braves missionnaires civilisateurs ; il verse avec une complaisance morbide dans un mélange outrancier et pompeux de sado-masochisme catholique et de gore qui ne craint pas de sombrer dans le ridicule : “Je compris tout à coup et faillis laisser échapper cette pieuse relique ! Ce qui collait les feuilles, ce qui amollissait la peau gluante, c ’était le sang du martyr ! Tombé à ses pieds, le diurnal avait reçu l ’aspersion de ses artères.” (“L ’aspersion de ses artères” me ravit). Curieusement, cette fascination douteuse pour les supplices raffinés - partagée par nombre d’auteurs du Journal des Voyages - ajoute à Pétrangeté du récit qui confine alors au surréalisme, à l’instar des œuvres de certains peintres primitifs, et flirte avec les délires d’un Mirbeau ou d’un Bataille.

Il ne nous appartient pas de juger, l’histoire s’en est chargée. En 2001, le pape Jean-Paul II a exprimé les excuses de l’église catholique pour son action en Chine à cette époque. Mais on peut lire ce texte avec l’œil critique d’aujourd’hui en ce qui concerne son idéologie, et y trouver du plaisir sur le plan littéraire. Car nonobstant ses scories réactionnaires, Le Triangle rouge demeure un très bon roman d’aventures. Le thème du détachement militaire exécutant une mission périlleuse dans un environnement hostile, et se trouvant confronté à un danger inconnu plus menaçant encore que l’ennemi désigné - très original pour l’époque -, est en effet d’une efficacité qui ne s’est pas démentie depuis. Il n’est que de se souvenir du remarquable film de John McTieman, Predator, où un commando de marines américains en mission en Amérique du Sud se retrouve aux prises avec un extra-terrestre venu s’adonner aux plaisirs de la chasse sur notre planète.

Il eût suffit que Noat, qui sait conduire un récit, ait été un auteur progressiste - ou à tout le moins honnête, qu’il ait montré ses braves soldats pour ce qu’ils étaient : les serviteurs passifs ou zélés d’un état colonialiste opprimant odieusement un peuple courageux, pour que Le Triangle rouge fut un chef-d’œuvre dans son genre. Dommage.

 

Postface de Philippe Gindre

 

A propos du « Triangle rouge »de Fernand Noat paru dans « le Boudoir des Gorgones » N° 3

 

Avec «Le Triangle rouge», paru dans le précédent numéro du Boudoir des Gorgones, Fernand Noat a-t-il fait du Lovecraft avant Lovecraft? Tout dépend sans doute de la signification qu’on prête au qualificatif lovecraftien. Lovecraft l’a souvent répété dans ses lettres; il considérait que l’une des principales raisons d’être de l’art, et plus particulièrement de l’art d’écrire, était de satisfaire artificiellement et en toute connaissance de cause si possible, un besoin inné de l’esprit humain; celui qui consiste à vouloir vainement s’affranchir des limitations que nous imposent l’espace et le temps. L’ailleurs, l’autre, l’indicible sont autant de thèmes que Lovecraft pensera tout d’abord retrouver chez Lord Dunsany, puis plus sûrement chez Clark Ashton Smith. C’est ce qui explique en partie son enthousiasme à la lecture des œuvres de ces deux auteurs. De ce point de vue, «Le Triangle rouge» est sans doute plus smithien que lovecraftien, avec son Orient de carte postale sciemment et délicieusement outré — quoique fâcheusement colonialiste — et le relatif manque d’envergure de ce culte et de son monstre-dieu si on songe aux ramifications tentaculaires et transnationales des sectes lovecraftiennes. Chez Lovecraft, les cultes sont pré-humains, les monstres antédiluviens, extraterrestres, irréductiblement autres — c’est leur altérité même qui fige d’effroi les personnages. Leur découverte n’est possible qu’après la préparation de longues expéditions («Les Montagnes hallucinées», «Dans l’abîme du temps») ou par le hasard de formidables événements tels la remontée du fond marin dans «L’Appel de Cthulhu». Comme l’a dit Philippe Gontier dans sa présentation du «Triangle rouge», les sectateurs zélés de Noat sont plus nettement ancrés dans le réel et l’historique, voire le politique, que ceux de Lovecraft. Chez Lovecraft, les cultes sont bien plus anciens — à peine des souvenirs de fables — et bien plus secrets.

Par contre, des détails précis du texte de Noat rencontrent un écho étonnant chez Lovecraft. Ainsi, la manière dont Noat décrit cet organisme étrangement translucide, aux yeux pédonculés, sur le corps duquel «Quelques raies obscures, quelques lignes sinueuses et rosées déroulaient [...] leurs spirales étranges». On songe par exemple à la façon dont Lovecraft dévoile les particularités anatomiques de l’un de ses plus célèbres personnages, Wilbur Whateley, qui bien que relativement humaniforme se trouve pourvu d’un appendice caudal annelé où des zones pourpres alternent avec des zones translucides qui se colorent alternativement de jaune et de gris au rythme de la respiration de leur propriétaire («L’Abomination de Dunwich»). Pourtant il n’y a pas, à vrai dire, de monstre serpentiforme chez Lovecraft, si l’on excepte les Dholes. Or on sait fort peu de chose à leur propos, si ce n’est qu’ils sont «blêmes et visqueux» («À travers les portes de la Clef d’Argent»), qu’ils «rampes, fouissent» et que «personne ne les a jamais vus» («La Quête onirique de Kadath l’inconnue»). Par ailleurs, les Dholes ne font pas l’objet d’un culte particulier. Un peu court pour conclure à une quelconque ressemblance avec le dragon de Noat.

Les courts chapitres du «Triangle rouge» intitulés «Le Sanctuaire» et «Le Monstre» — qui tranchent nettement et très positivement avec le reste de la nouvelle — rappellent encore une fois davantage Dunsany et surtout Smith que Lovecraft. Pourtant, ils sont précédés d’une progression du héros dans un sombre corridor souterrain orné «d’arabesques et d’inscriptions, celles-là ne dérivant d’aucun style, celles-ci ne correspondant à aucun alphabet entrevu» où sont représentés également une faune et une flore inconnue du narrateur. On songe évidemment aux fresques souterraines d’un «exotisme absolument étranger à cette terre» que le narrateur décrit dans Les Montagnes hallucinées, aux hiéroglyphes curvilignes de «Dans l’abîme du temps», ou encore aux fresques étranges des souterrains de «La Cité sans nom». Cette scène, récurrente chez Lovecraft, on la trouve déjà — sans les fresques, tout de même — dans un récit de jeunesse intitulé «La Caverne secrète», un récit d’enfance même, puisqu’il date de 1898!

Ces quelques coïncidences entre Noat et Lovecraft, aussi intéressantes qu’elles soient, ne suffisent sans doute pas à faire de Noat un précurseur de Lovecraft en France.

 

 

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