Dans cette nouvelle, probablement un des plus courtes que je connaisse sur un texte ancien traitant de guerre future, l'auteur fait montre d'une certaine originalité en nous décrivant cette scène de bataille véritablement orchestrée comme un maestro se préparant à jouer une symphonie pour un massacre. On y retrouve tout « l'humour » décalé et le sens des inventions aux noms qui n'en finissent pas d'un certain Robida et l'auteur n'hésite pas à y adjoindre une cause publicitaire avec une marque de vêtements qui semble financer en partie ce conflit du futur où l'on massacre sans vergogne ses ennemis confortablement installé derrière son pupitre de télévision. Vision quelque peu pessimiste d'un futur où de grandes marques vont s'affronter sur le champ de bataille pour faire valoir leur suprématie, l'auteur nous livre ici une nouvelle tragi-comique d'une société où le pouvoir des grands lobbying veut imposer coûte que coûte sa suprématie, quitte à utiliser la force et de profiter par la même occasion de se faire un peu de pub : Une nouvelle tout simplement hallucinante.
Ce court récit est extrait du recueil de nouvelles « Une dépêche de mars » de François de Nion. Critique littéraire, essayiste, chroniqueurs, publiant pour « La nouvelle revue » et rédacteur de « La revue indépendante » de 1889 à 1891, c'est en 1898 à la publication de son roman « Les façades » qu'il va commencer à acquérir une certaine notoriété. Auteur de nombreux romans et de pièces de théâtres, vers 1909 sera publié ce petit volume où il va jouer avec brio sur le mode de la fantaisie, du fantastique et de la conjecture tout en insufflant à ses textes une petite dose de poésie constituant ainsi un tout homogène et très agréable à lire
« Le vent de terre souillait, poussant les nuages épars d'une haleine large et rude, et les étoiles profondes, sur l'intense noir du ciel, se posèrent une à une, scintillèrent. On sentait quelles traversaient l'espace, qu'elles le faisaient vivre et vibrer, que les ondulations de leur lumière étaient l’essence même par laquelle les mondes communiquaient entre eux et battaient d'une même pulsation. Leur averse criblait d'or l’eau lisse et morne, encombrée de coques dormantes. Parfois, comme des doigts sur les cordes d'une harpe, leurs rayons frémissaient parmi les antennes éventaillées du télégraphe Marconi, déployé au haut de la falaise en un vaste filet, pour saisir et retenir dans ses mailles les fluides, comme des poissons fuyards et glissants. La brise en passant gémissait aussi, sourdement, contre la colonne du phare, dans les agrès du mât ou les cables dominant la petite maison d'Yves Le Bilian, la maison de briques, basse, terrée contre le vent et dont tout le faite frémissait continuellement d’être mêlé au mystère du large et du ciel. »
Extrait de la nouvelle « La dépêche de Mars »
« L'auto de guerre et la dernière bataille (2093) »
L’auto, abrité par la colline, attendait, immobile et trépidant, comme une hôte qui va s'élancer. Les bombes passaient au-dessus dans le ciel, s’inclinant d’un effort épuisé qui mourait, pareilles à des fleurs éclatantes au bout de Leur longues tiges vertes et rouges; elles jonchaient le sol par derrière en éclats multicolores, ainsi que des pétales de roses effeuillées. El les balles ou les shrapnels tombaient, amortis par la distance, en avant à cinq cent mètres, en averse d’acier lourde et lente.
L’auto n'était pas dans la zone dangereuse. Mais on sentait qu’Henriot, le capitaine Béhal, le mécanicien, et Gros, le servant, s'impatientaient de cette attente, et parfois ils posaient leurs mains sur les flancs palpitants de l’engin guerrier pour distraire leur ardeur par la satisfaction de le sentir prêt aussi à bondir et à se ruer. La sonnerie d’un téléphone strida soudain: des commandements vibraient dans les récepteurs.
- Le général me demande, jeta Henriot sautant déjà sur son vélo, filant ensuite d’une course perçante, et Gros murmura :
- Pourvu que ce soit enfin l’ordre d'attaque!
Le général était assis à sa table devant un clavier semblable à celui d'un piano et sur les louches duquel ses doigts en frémissant se posaient parfois. En face de lui les bandés d’un cinématographe projetaient sur un écran les tableaux successifs du combat lointain dont des objectifs saisissaient sur les lieux les différentes phases expédiées de là au moyen de la téléconographie, ou transmission électrique de l'image. Ainsi le chef des milliers d'hommes qui luttaient à quelques kilomètres assistait aux moindres détails de l’action, y intervenait, frappant des doigts les touches d’ivoire pour déterminer les déploiements des troupes, ordonner les décharges d'artillerie ou provoquer l'explosion des mines.
Indépendamment de ses qualités hautement reconnues de tacticien et de stratégiste, on ne pouvait d'ailleurs oublier, — surtout en le voyant vêtu de noir et cravaté de blanc, insignes de son grade, les cheveux longs et rejetés en arrière, — que c’était encore au mécanisme célèbre d’un premier prix du Conservatoire que le gouvernement avait confié les destinées de la patrie.
Il se tourna vers le capitaine qui entrait, élégamment serré dans sa redingote à boutonnière fleurie, comme l’exigeait l'ordonnance.
- L’ennemi, dit-il d’une voix brève, vient de ce concentrer pour un dernier effort dans le ravin n° 27, que vous découvrez là, entre l'usine Maillefer et le casino Blondel; j’ordonne un mouvement tournant qui prendra les régiments le liane. Nous, pendant ce temps, avec l’auto,foncez dans le rassemblement, dispersez-le, fauchez les réserves ; le gain de la bataille est entre vos mains.
Il s'interrompit : sur l’écran une ombre passait, tant la charge des vélocipédistes, déployés on ordre dispersé, était rapide. Le général plaqua trois accords puissants et ses doigts attaquèrent un rythme de valse rapide. Le mouvement des bandes chronoplotographiques parut devenir plus intense, et des Îlots de poussière et de fumée tourbillonnèrent.
- Ils se replient, murmura le chef absorbé dans la grandeur de sa tâche, et il congédia l'officier d’un geste.
Celui-ci, en se retirant, vit l'exécutant qui, maintenant, semblait cadencer les phrases lentes d’une berceuse.
- En marche! commanda Henriot.
Et l’auto s’élança.
Il courut d'abord entre les arbres de la route, abrité de la fusillade; mais, ayant franchi d'un bond le sommet du coteau, il se trouva dans la bataille. Les troupes, à ce moment, se reformaient pour reprendre le contact, et l’auto fut salué par le régiment du Charmant Berger, ainsi nommé parce que la célèbre maison de confection de ce nom avait fourni les uniformes des soldats, le complet gris à 11 fr 50 que cette patriotique réclame avait décidément lancé. Un peu plus loin, le British Fluor, infaillible contre l’obésité, dressait les étendards des batteries que la société avait données à l’armée. Enfin l’auto dépassa les voltigeurs de 1'Electric-Fashion- Music-Hall, hommes-sandwichs bardés de fer, portant orgueilleusement par devant et par derrière rémunération des attractions diverses de ce prodigieux établissement. Tous paraissaient très résolus, très animés, et les soldats poussaient des acclamations et des cris de guerre où se mêlait la louange des produits ou des maisons qu’ils représentaient.
- A toute vitesse! commanda le capitaine; attention au déclenchement des faux ; grenades en mains!
Devant eux, les réserves profondes de l’ennemi, massées dans le ravin, semblaient un mur d’airain sombre, troué d’éclairs. Les projectiles commencèrent à rebondir sur le capot blindé de l’engin. Mais celui-ci, précipitant sa marche, multipliant sa vitesse, fonça, projectile lui- même, et quand, rué au centre de l'ennemi, les assaillants eurent lancé autour d'eux les grenades exterminatrices. Gros fil jouer un ressort et les faulx aiguisées s’ouvrirent., s’éventaillant à l’avant et à l’arrière. L’auto passait à travers les bataillons comme une horrible moissonneuse, et les hommes tombaient, ainsi que des javelles, se couchaient sur la terre rouge en rangs réguliers de mourants et de morts. Trois fois, virant au bout du ravin, l’engin lit sa fauchaison, d’une course plus rapide que la fuite des épouvantes, et puis s’arrêta soudain, les roues engluées de sang, les moyeux gras de chair humaine....
La nuit ensablait le ravin, couvrant de deuil l'agonie rouge de la bataille, et l’équipe de l’auto sentit sur elle s’abaisser un manteau de néant et d’horreur. - Ah! l’affreuse, l’affreuse chose!cria Behal.
- Quel châtiment nous absoudra? murmura Gros, tordant ses doigts sur le guidon de boucherie.
Mais Henriot, le capitaine, leva la main.
- Consolez-vous, mes amis, ceci est bien le dernier carnage. Après ce que nous venons d’accomplir, à jamais la guerre est morte.
Au loin les cris et les bruits des victorieux se rapprochaient et déjà parmi les fanfares, on distinguait les chants de ceux qui magnifiaient les occasions du Charmant Berger, les mérites du British Fluor ou les merveilles de 1'Electric-Fashion- Music-Hall .
François de Nion
« La dépêche de Mars, contes sportifs et fantasques » de François de Nion. Librairie Universelle vers 1909
« Table des matières »
- La Dépêche de Mars
- Le Secret île l'Austral
- Le Cycliste ci le César
- La Merveilleuse Promesse
- Le Jeu de l'Amour et du Chauffeur
- La Nuit du Tigre
- L’invisible et l’impalpable
- La Bataille sous-navale
- Le Match sentimental
- Le Cheval-Gras Chasse à la Girafe
- Le Consolateur Le Système du docteur Sylphe
- L’auto de Noël
- La Course au Soleil L’abbé
- Le Philosophe Veneur
- Un Savon L’entrevue
- L’Auto-Thespis
- La Sirène
- La Coupe du roi de Thulé
- Les Souliers de Sylvie
- Le Mécanicien Marthe et Gisèle
- Une Gifle royale
- L’étrenne
- Le Chant du Cygne
- Les Loups Mam’selle Tram
- L’auto de Guerre et la Dernière bataille.
- La Panthère
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