Publié dans le N°24 de la revue « Les bonnes soirées » cette courte nouvelle est un réponse humoristique suite à la parution du roman de Jef Scheirs « Les derniers jours du monde » ( du N° 17,23 Avril 1933 au N° 21,21 Mai 1933)Comme quoi, lorsque le jugement dernier sonnera et que la terre sera condamnée à vivre ses derniers instants, les préoccupations des uns et des autres ne seront pas les mêmes, il faut avant tout faire preuve d'une bonne éducation : Les amis et un bon repas, voilà les fondements de notre existence !

« La fin du monde »

Je suis bien ennuyé.

Tenez, je vais vous dire pourquoi : J’ai invité quelques amis à déjeuner, pour le 12 juin.

Par exemple !... ne croyez pas que je sois ennuyé la pensée de recevoir quelques camarades. Ma misanthropie ne va pas jusque là...

Mais je ne suis pas assuré que ce déjeuner pourra avoir lieu !...

Mes invités n'y manqueront point... ma cuisinière se démènera de son mieux pour perfectionner ses plats... Je me mettrai sur mon trente-et-un pour être un hôte présentable... mais (et c’est cela qui me tracasse) ces préludes se poursuivront peut-être en pure perte.

J'aime mieux vous le dire tout de suite... et comme cela (quelle belle âme je suis !) vous serez vraisemblablement emb...nuyés autant que moi : Le 12 juin, c’est la fin monde !

Alors, à quoi bon se mettre en frais ? A quoi bon préparer mon repas si l’on n’a point le crédit de le déguster ?..

Comment sais-je que la fin du monde est fixée pour de 12 juin ? Non... ce n’est point parce que j’ai lu récent roman des Bonnes Soirées... C’est parce que Monsieur Arthur E.Ware l’a dit... Il l’a dit, non pas à moi- même qui n’avais jamais soupçonné jusqu’ici son existence, mais à un journaliste anglais lequel s’est empressé de m’en faire part dans les colonnes de son quotidien.

Mr Arthur E. Ware est, paraît-il, un homme grand (on dira peut-être plus tard : un grand homme), aux cheveux rares et grisonnants, au front largement dégarni ; c'est un traiteur d’affaires calme et fort retiré de la vie bruyante . Jusqu’à ces derniers jours il s’était confiné dans questions pratiques... mais assez soudainement ses reflexions l’amenèrent à une découverte sensationnelle : la date de la fin du monde.

Il ne manque point de savants et de chercheurs qui aviaent déjà fait une découverte toute pareille. Depuis l’an mille, il y en a comme cela qui apparaissent périodiquement. Mais leurs prophéties n’étaient pas sérieuse puis qu’aucune d’elles n’a abouti.

La prédiction de Mr Arthur E.Ware a, sur toutes celles là,l’avantage incontestable de concerner, comment dirais-je ?... un futur futur au lieu de concerner un futur passé. Elle en a encore pour quelques jours à jouir de ce privilège...

Aprés.. Eh bien après... ou n’en parlera plus.

En attendant, on en parle, à Londres du moins. Et comme MrArthur E. Ware a bon cœur, comme il ne veut pas que les humains soient pris à l’improviste dans cette catastrophe, il a dépensé deux mille livres (250.000 francs !) en affiches et en circulaires disséminées dans la capitale anglaise.

Des histoires de ce genre-là prennent toujours chez certains fils et filles d’Albion, si bien que plusieurs ont déjà commencé à se défaire de leurs biens et à multiplier leurs charités.

Quelles belles âmes !

Mais comment donc ce nouveau prophète fut-il inspiré ? Il l’a raconté lui-même au journaliste londonien :

J’ai commencé, dit-il, à étudier la Bible il y a une dizaine d’années et j’ai découvert que les prophéties qu’elle contient sont toutes exactes même quant aux dates. Dès novembre dernier je savais que la conférence économique mondiale aurait lieu le 12 juin, date à laquelle commenceront les premières convulsions. »

Alors le Christ va apparaître au dessus de la terre et les cataclysmes commenceront.

Je n’entre point dans le détail des descriptions lancées par Mr Arthur E. Ware, mais je puis assurer que ces descriptions sont abondantes et précises : Il n’y a pas à en douter : Le monde commencera à être f... le 12 juin.

Qu’on n’accuse point, surtout, notre devin de manquer de gravité. Le trait suivant, d’une saveur délicieuse, donne la garantie de son sérieux :

A quoi ressemblera le Christ ? demanda le journaliste anglais. Et Mr Arthur E. Ware de répondre, imperturbable :

Je ne sais. Je ne permets pas à mon imagination de s’égarer !... Oh ! non !... Comme il se trouve peut-être parmi mes lecteurs, des sceptiques irréfléchis, je livre à leurs méditations, et avec l’espoir de les convertir, cette autre réponse du prophète à qui l’on avait objecté : « Mais si tout cela n’arrivait pas ? »

Tout, répondit-il, tout doit arriver selon mes prévisions. »

Voilà !... c’est catégorique... C’est net. Aussi ne me risqué-je pas à en douter un seul instant...

Mais alors, me direz-vous, je n’ai qu’à ne point préparer mon déjeuner.

Eh !... voilà !... M. Arthur E. Ware annonce pour le 12 juin le commencement de la fin du monde... Vous entendez ?... le commencement de la fin... le commencement... Ça pourra donc durer un certain temps... Et alors mes invités auront peut-être tout de même le loisir d’arriver... Nous aurons peut-être le loisir de pousser le repas jusqu'au café !....Nous serions insi lestés pour être emportés dans la grande catastrophe....

Je suis donc hésitant....ennuyé !.....Vais-je ou ne vais-je pas préparer le déjeuner ? Si je connaissais l'adresse de Mr Arthur E.Ware, je me risquerais bien à lui écrire pour lui demander des précisions et un conseil.

Mais j'ignore son adresse....

Et puis parés tout, je m'en fo....

Gringoire