Cette nouvelle « Le mystére du château de Bréfailles » extraite de la revue « L'aventure » N° 12 du 8 Septembre 1927 fut « rééditée » deux
mois plus tard cette fois-ci dans « Le dimanche illustré » N°246 du 13 Novembre 1927 sous le titre « Le grain de Nébulium ». Habile mélange de
roman à énigme, de mystère et de conjecture, chose courante à l'époque à défaut du terme « science fiction », elle met en évidence l'imaginaire d'une époque où la science utilisée à la légère,
pouvait avoir des conséquences dramatiques sur notre environnement. Une fois de plus c'est d'un rayon de la mort dont il sera ici question et si la découverte d'une telle arme aux effets dévastateurs
fut le produit du hasard malheureusement son utilisation sera aussi brève que catastrophique.
Réédité dans « Le bulletin des amateurs d'anticipation ancienne » N° 30 (4 éme trimestre 2002) d'après le texte paru dans « Le dimanche illustré », il semblerait que cette version soit
amputée du dernier paragraphe figurant dans la version publié à l'origine dans la N°12 de « L'aventure ».
Voici donc le texte dans sa version intégrale accompagné des deux illustrations de Félix Pol Jobbe Duval
« Le mystère du Cahteau de Bréfailles » de Gaston Guillot paru dans « L'aventure » N° 12 du 8 Septembre 1927, Illustré par Félix Pol Jobbe Duval
La science, dans ses premières applications, peut être quelquefois néfaste. Les paisibles héros du récit palpitant que l'on va lire, en font la tragique expérience.
Je vous assure que je n'y comprends rien ! De grâce, monsieur Gélineau, remettez-vous, reprenez vos esprits...Voyons, vous êtes là, dans mon cabinet. Vous venez d'être victime d'une fantastique illusion. Vous avez vécut éveillé, un monstrueux cauchemar. Rentrez chez. vous. N'y pensez plus !...
Monsieur le procureur, je ne suis pas fou. J'ai vu la chose épouvantable. Elle s'est passée sous mes veux. J'en ai été le témoin horrifié. Et je n'ai eu qu'une seule pensée en constatant cette
inexplicable disparition : venir vous trouver, parce que je vous connais de longue date, parce que j'ai confiance en vous, parce que vous représentez la justice.
M. Barlevois considéra son interlocuteur, dont une profonde émotion pétrissait le masque.
-Je veux bien vous croire, dit-il lentement. Avouez cependant que nous nageons en plein mystère...Si tout autre que vous était devant moi en ce moment, je le prierais poliment de retourner à ses
occupations quotidiennes.
Un sourire amusa le coin de ses lèvres :
Bah ! puisque vous semblez y tenir, je vais faire enregistrer votre déposition. Ce sera un document que vous relirez plus lard avec quelques surprises. Pour ma part...
Et ayant actionné le levier du timbre, il alluma une cigarette, affectant le calme qui convenait à l'audition de petites choses négligeables.
Silencieux comme une ombre, le greffier entra, s'assit à sa table de travail, oreille attentive, plume levée.
Nous vous écoutons, dit M. Barlevois.
D'une voix hésitante d'abord, et qui se raffermit très vite, M. Gélineau conta la surprenante aventure :
Ce matin, à six heures. M. Martin-Dubois. membre de l'Académie des Sciences, accompagné de MM. Jolivet. Ribier, François et Lenormand, géologues-experts. convoqués par le Syndicat d'initiative que je
représentais, sont partis de l'Hotêl de la Bonne-Etoile, en auto. Ils m'ont pris, en passant, au carrefour de Saint-Briac, où je les attendais. Nous devions aller explorer ensemble le lieu dit « Le
Calvaire-Noir », afin de savoir s'il convenait d'en interdire l'accès aux touristes, en raison des dangers que présente cette excursion depuis les effritements récemment signalés.
Vous connaissez l'endroit. C'est une dent granitique qui s'avance, haut et loin, dans les flots. Aux trois quarts de sa longueur, une dépression marquée en vient rompre la ligne. On remonte enfin et
on accède, par des marches creusées dans la pierre, au plateau en hémicycle qui la termine.
Sur ce plateau s'érige une croix, vieille de cinq siècles. Enfin, à quelques mètres à droite de la croix,un gigantesque pin, ayant poussé là on ne sait comment, étale ses branches robustes. Je
devrait dire « étalait ». car le pin en question...Mais nous y viendrons tout à l'heure.
Du côté des terres, la muraille des falaises. Aucune habitation visible, si ce n'est le château de BréfaiIles. situé sur la côte, au départ de cette jetée naturelle, faisant face au Calvaire
C'est exact, concéda M. Barlevois.
Nous avions garé auto à la sortie de toulmanach. Ces messieurs prirent les devants, longèrent le château, où l'on ne soupçonnait la présence d'âme qui vive, et s'engagèrent dans la direction du
Calvaire- Noir.
Parvenus au plateau, ils entamèrent tout de suite une discussion technique. Ils durent bientôt se réfugier sous le pin : une pluie cinglante, striée d'éclairs, commençait de tomber avec cette violence qu'on enregistre que dans nos régions maritimes.
Moi, sans me soucier de l'orage, j'étais resté près de la croix, m'appliquant à déchiffrer l'inscription latine gravée sur le socle et grâce à quoi on sait qu'en 1426, la mer en courroux contourna la falaise, balaya furieusement l'intérieur des terres, ravagea des villages et s'en retourna comme elle était venue, chargée de dépouilles, sans qu'on sût jamais à quoi attribuer son meurtrier caprice.
je consultais ma montre. Il était 7 heures du matin.
Tout à coup.,un grésillement mystérieux peupla l'atmosphère qu'emplit une chaleur intense...Le pin s'effaça positivement, comme happé par une bouche invisible et géante. La foudre ? Impossible ! Je
m'en fusse rendu compte ! La foudre ne tombe pas à trois mètres de vous sans que vous ne vous en aperceviez !
Je me crus d'abord le jouet d'une chimère. Mais ma terreur fut sans bornes en constatant qu'avec l'arbre avaient disparu mes compagnons !
Où étaient-ils ? A la mer ?... Je m'aplatis, au bord de la falaise et fouillait les Îlots du regard. Rien ! Quelque fissure, subitement ouverte, venait-elle de les engloutir? Mais non. La roche était intacte, débarrassée toutefois des mousses et des herbes qui la revêtaient un instant auparavant. Fait plus étonnant encore : une traînée, large de deux mètres, qu'on eût dite tracée au cordeau et comme rongée par un puissant corrosif, partait de là, aboutissant à une fenêtre du château, au rez-de-chaussée.
J'appelai. Ma voix se perdit dans la tempête. Je fis le tour du plateau. En vain, je clamai à tous les échos les noms des malheureux. Rien ne me répondit que le hurlement sauvage des vagues.
Je volai vers le château de Bréfailles dans l'espoir d'y trouver du secours. Mais - oh ! je vous en supplie, ne souriez pas ainsi, monsieur le procureur ! - le château lui-même s'évanouit, lui
aussi, semblant sous mes yeux s'être résorbé dans l'azur !
La folie taraudait mon cerveau. J'ai couru jusqu'à l'auto abandonnée. J'ai forcé la vitesse, n'ayant plus qu'une idée, qu'un désir : venir à vous !
Et me voici...Si invraisemblable que cela puisse paraître, je ne vous dit là que la vérité.
Les trois hommes se taisaient, agités de sentiments divers : les deux auditeurs sceptiques et discrets : M. Gélineau, tremblant d'effroi, épongeant la sueur qui perlait à son front.
D'un ton enjoué. M. Barlevois déclara :
Nous allons d'abord téléphoner à l'hôtel de la Bonne-Etoile. Si ces messieurs sont revenus, une telle nouvelle ramènerait, je suppose, le calme dans votre âme ?
Comment pourraient-ils être là ! Mais vous ne voulez donc pas me croire ? Gémit M. Gélineau.
La communication donnée, le magistrat reçut l'assurance que ni M. Martin-Dubois ni aucun autre des quatre géologues n'étaient rentrés.
Dès qu'ils rentreront, vous me préviendrez, n'est-ce pas ?
M. Gélineau avait bondi :
Ils ne rentreront jamais ! jeta-t-il dans un éclat.
M. Barlevois adoucit encore le ton de sa voix :
Savez-vous bien mon cher Gélineau, que votre histoire me paraît fort embrouillée? Ou plutôt, elle n'esT que trop nette. Un conseil, vous permettez? Retournez chez vous. Mettez-vous au lit en
attendant la visite du docteur Ménard que je vais prévenir sur-le-champ. Vous avez besoin de repos. Je sais que vous êtes un fervent de Wells. Vous avez certainement dû lire, ces jours-ci. Une
fiction du romancier s'est cristallisée en vous, à votre insu. Vous avez vu une chose qui ne s'est passée que dans votre subconscient.
Monsieur le procureur, sur ce que j'aime le plus au monde, je vous jure que...
La sonnerie du téléphone retenti. M. Barlevois décrocha le récepteur. Dès les premiers mots, il sursauta :
Vous dites ?
Voyons ! Je répète après vous.
Le douanier Maljaive. accomplissant sa journée.
...Sur le chemin de ronde, vers sept heures quinze du matin...Allô ! Allô ! Continuez ! J'écoute !
...Rapporte qu'il vit un homme se jeter dans la mer...
...Quelques instants plus tard...
...I.e château disparut...Bon ! ça se complique ! Allez-y, je vous en prie...
...Disparut comme s'il avait été...
...Soufflé par le vent ? j'allais vous le dire ! C'est tout ? Bon ! Voilà qui est heureux...Eh bien !Envoyez-moi immédiatement Maljaive. Je l'attend. Qu'il se hâte !
Et se tournant vers M. Gélineau, il ajouta :
Il faut en finir avec ces absurdités !
Rasséréné soudain, M. Gélineau exultait :
Enfin ! Je ne suis pas un dément !....Un autre que moi a vu !
Fébrile, le magistrat martelait la table de ses doigts impatients. Qu'y avait-il donc de réel dans tout cela ? Qu'était-ce donc que cette fantastique histoire de château envolé, de savants
volatilisés, d'homme à la mer? Il pesait les choses sainement, estimant qu'il s'agissait là d'un phénomène de double hallucination, auquel il ne fallait accorder nulle créance.
D'ailleurs, s'il avait garde une certaine réserve mondaine avec M. Gélineau, il se promettait de ne point se laisser lanterner par Maljaive.
Ce subalterne serait remis vertement à sa place.
Le douanier entrait, immobilisé dès le seuil, la main au képi.
Approchez. Maljaive !
Les lourds souliers cloutés griffèrent le parquet.
Au fait, mon ami !...Pas de préambule, pas de verbiage ! Veuillez avoir la bonté de dévider votre écheveau. J'en ai par-dessus la tête, moi ! Allons, parlez ! Ne vous faites pas prier !
Simplement, avec cette force tranquille que donne la certitude, le douanier s'expliqua.Oui,il avait vu un homme se jeter à la mer. Oui. il affirmait que le château n'existait plus.
Au reste, si monsieur le procureur ne me croit pas, monsieur le procureur n'a qu'à y aller voir lui-même.
Par exemple ! tonna M. Barlevois en ébranlant sa table d'un formidable coup de poing, vous savez à quoi vous vous exposez en bernant la justice ? Outrage à magistrat...Je vous préviens que...
Monsieur le procureur, que voulez-vous que je vous dise de plus? Venez avec moi. Ce sera la meilleure des preuves.
Eh bien ! Ricana M. Barlevois, allons-y. Vous nous accompagnez, n'est-ce pas , Monsieur Gélineau ?
Un moteur gronda au fond de la cour. Les trois hommes montèrent dans l'auto qui démarra, brûlant la route à une allure insensée. Pas un mot ne fut échangé durant le trajet.
Au pied de la falaise, la voiture s'arrêta :
Monsieur le procureur, ironisa doucement Maljaive, si vous voyez le château de Bréfailles. je veux bien être changé en contrebandier !
M. Barlevois ne put retenir une sourde exclamation. Du château qu'il avait visité maintes fois, il ne demeurait pierre sur pierre !
Il s'arrêta, se frottant les yeux :
Et pourtant, il n'y a pas d'erreur possible ! Qu'est-ce que cela signifie ?
Son esprit positif repoussait l'intervention du mystérieux. Il lui fallait une explication normale. Il réfléchit.
Maljaive !... Le château s'est-il effondré dans la mer? N'avez-vous pas senti la terre trembler sous nos pieds ?
Non. monsieur le procureur. Ni éboulement ni secousse. J'ai eu l'impression que le château fondait comme une pelletée de neige sur une plaque rougie au feu.
Et un homme s'est jeté par une fenêtre ?
Oui. quelques secondes avant l'anéantissement total de l'édifice.
Vous ne lui avez pas porté secours ?
J'étais trop loin et seul, je ne pouvais rien. J'ai prévenu d'urgence mes chefs, qui vous ont transmis mon rapport, et j'ai alerté les gens de la côte, qui sont immédiatement partis sur les
lieux.
Duel du doute et de la logique. Les répliques se croisaient comme des épées, sans faire avancer d'un pas le dénouement.
Déjà, au loin, des pécheurs étaient à la besogne. Leurs barques dansaient sur les flots inapaisés.
Voulez-vous que nous poussions jusqu'au Calvaire Proposa M. Gélineau.
Volontiers ! Dit M. Barlevois. Si le pin n'y est plus, ce fameux pin à l'ombre duquel je m'assis bien souvent, j'avoue que mon incrédulité sera fort ébranlé.
Silencieux, le groupe s'avança sur la rocaille.
Tenez, monsieur Barlevois. ce sentier que nous foulons en ce moment, vous ignoriez son existence ?
Ma Foi , oui... Et je me demande...
Eh bien ! c'est le sentier dont je vous parlais tout à l'heure. Et, vous voyez, pas la moindre végétation ! Rien de ce qui vivait là, herbe ou bestiole, n'est plus. La roche même a été comme
brûlée.
Étrange ! Étrange ! murmurait le procureur.
Sur le plateau, la croix seule subsistait...M. Barlevois se fit détailler une fois encore les circonstances du drame, notant la position qu'occupaient les géologues, recueillant les plus légers
indices.
La pluie avait cessé. Lentement, la mer se retrait. Délivrés, des rochers hérissaient leurs pointes où se déchiraient encore des vagues rageuses.
Ah ! dit M. Barlevois. en pointant ses jumelles, des pêcheurs se hâtent vers une forme sombre là- bas...Si c'était l'inconnu du château ? Nous trouverions peut-être là la clé du mystère ?
Quand le procureur et ses compagnons arrivèrent au pied de la falaise, une foule curieuse et angoissée entourait un corps inerte, allongé sur le roc.
M. Barlevois exipa de sa qualité, fendit les rangs des badauds, envoya quérir un médecin et. tandis que deux sauveteurs, agenouillés auprès de l'infortuné, pratiquaient les exercices respiratoires et
les tractions rythmiques de la langue recommandés en pareil cas, le magistrat fouillait les poches de l'individu, en retrait des papiers au nom de Clovis Chérigny.
Clovis Chérigny... Quelqu'un d'entre vous peut-il me renseigner ?
Chérigny ?... Monsieur le procureur, dit une voix, j'ai eu un Chérigny comme client, avant-hier. Il venait de Paris, se rendait chez M. De Bréfailles. C'est moi qui ai porté ses bagages de la gare au
château.
Le reconnaissez-vous ?
Oui. c'est lui. sans aucun doute. Même qu'il m'a donné dix francs de pourboire et que...
Bien ! Cela suffit.
Le médecin survenait à son tour. Il examina le corps, diagnostiqua une double fracture des jambes, s'assura que tout espoir n'était pas perdu. Il se fit apporter des planchettes et des bandes de
toile pour assujettir les membres brisés.
Une heure plus tard. Clovis Chérigny, ayant rejeté une invraisemblable quantité d'eau, était hissé, avec mille précautions, dans l'auto du magistrat et transporté au logis même du docteur, où les
soins habiles de ce dernier triomphèrent enfin de la mort...
De longues semaines s'écoulèrent sans que l'enquête judiciaire ni les investigations des reporters exténués apportassent un éclaircissement.
La presse mondiale s'empara de l'affaire, échafaudant des hypothèses plus ou moins saugrenues. Mais le mystère demeurait entier.
A l'Académie des Sciences, on prononça l'éloge funèbre de M. Martin-Dubois et de ses compagnons dont, en dépit des recherches forcenées, on n'avait jamais eu de nouvelles...
Sur son lit de souffrances, celui qui savait, Clovis Chérigny, gisait, lamentable loque, dont la vie ne tenait qu'à un fil. Le docteur, que secondaient d'illustres praticiens de la capitale, ne
dissimulait pas ses appréhensions. Les fractures se réduisaient normalement, mais le cas de l'intéressant blessé se compliquait d'une terrible commotion cérébrale.
A moins d'un miracle, il fallait se résoudre à ne point déchiffrer le fin mot de l'énigme. Les deux témoins oculaires,Gélineau et Maljaive. avaient permis d'en déterminer les effets. Les causes en
demeuraient ténébreuses. Seul Chérigny eût été susceptible de dissiper cette ombre épaisse, mais il se trouvait dans l'incapacité absolue d'enchaîner deux phrases de suite. Il se débattait au sein du
chaos.
Cependant des symptômes rassurants se manifestèrent alors qu'on ne les attendait plus. Lentement, des lambeaux du voile furent arrachés. Peu à peu, Chérigny reprit contact avec le monde extérieur et
put enfin voir clair en lui. Mais sa faiblesse physique était extrême. Cette illusoire résurrection serait éphémère. Au surplus, dès qu'on tentait de lui parler du château de Bréfailles, il claquait
des dents, repoussant de ses mains décharnées les souvenirs tragiques.
Non. non ! suppliait-il. Qu'on me laisse au moins mourir en paix !
On respectait le désir du moribond.
Un matin, on crut qu'il allait passer. Sa respiration devenait sifflante, la lueur de vie s'éteignait au fond de ses prunelles. Il parut retrouver quelques force et brusquement, il se décida.
Le procureur...
M. Barlevois. mandé en hâte, accourut.
Puis-je le voir ! fit-il au docteur.
Si vous voulez. D'abord, dans l'état où il est, il n'y a rien à lui refuser. Je viens de l'examiner. Il est d'une lucidité extraordinaire. Il m'a juré qu'il avait des révélations intéressantes à vous
faire. Je lui ai recommandé le calme. Il a souri, en m'assurant que, d'ici peu, je n'aurais plus à m'occuper de lui. Laisser- le parler. Ne l'interrompez pas. même s'il vous dit des choses absurdes.
L'essentiel est de l'écouter, de l'aider à se débarrasser de ce poids qui l'accable. S'il divague, vous aurez le bon goût de ne rien remarquer...
M. Barlevois pénétra dans la chambre.
Eh bien ! cher monsieur ?...
_ Prenez un siège, monsieur, et ayez la bonté de m'entendre. Je n'en ai plus pour très longtemps. Je veux me confesser à vous, car il faut que la justice soit éclairée.
Il se reprit, s'appuya sur ses coussins et, après un long silence, il commença :
Dans cette épouvantable histoire, personne n'est coupable. La fatalité a tout fait.
Vous connaissiez M. de Bréfailles, n'est-ce pas ? Saviez-vous que ce savant vivait isolé dans son manoir et qu'il se livrait en secret à des expériences sur la dissociation de la matière ?... C'était
l'un de mes amis. Malgré son caractère bizarre, en dépit de sa profonde misanthropie, il me témoignait une réelle affection, que je lui rendais. D'ailleurs, je suivais passionnément ses travaux,
autant par goût naturel que par sympathie pour lui.
Un jour, je reçus une dépêche :
« Je t'attends. Viens passer une semaine à Bréfailles »
Dix heures plus tard, j'étais au château.
Il m'accueillit avec une joie débordante.
- Le Nébulium ! cria-t-il avant même que de me donner l'accolade. D'ici peu, le monde entier sera sous la loi du Nébulium !
Je le crus fou... II m'expliqua que, trois années auparavant, comme il se promenait un matin sur sa terrasse, il avait perçu un étrange sifflement, suivi d'un bruit sourd. Ayant inspecté les
environs, il finit par découvrir un petit aérolithe. Une cassure due au choc fendait cette sorte de sphère ocre, d'un poids approximatif de quarante-cinq kilos. Il l'avait transportée dans son
laboratoire sur une brouette, se promettant de l'étudier plus tard, à loisir.
L'après-midi, il constata une vive luminescence dans la fissure. Il ressentit une violente douleur aux yeux. Il examina alors l'aérolithe au spectroscope. Avec des leviers, il agrandit la cassure et
trouva au centre de la boule, un amas pâteux, gris argent, très lumineux. Mon ami recueillit le magma dans une coupelle de plomb qu'il isola par des écrans. Il releva toutes les caractéristiques d'un
radium, d'une énergie inconnue jusqu'alors.
Dans son laboratoire du rez-de-chaussée, il me montra son installation : un tube monté sur un trépied, avec réflecteur en fils parallèles, ayant la forme d'un paraboloïde. Un couvercle en obturait
l'extrémité.
Tu vois comme c'est simple, me dit-il. Et pourtant, avec ce grain de Nébulium - c'est le nom que j'ai donné à cet agent nouveau - j'ai de quoi annihiler tout germe de vie, en moins d'une seconde et
dans un rayon d'action quasi illimité. Avec cela, d'une précision mathématique. Je puis aussi bien faire disparaître un objet de mince volume qu'une masse colossale. Question de réglage.
Tout en parlant, il manœuvrait son appareil. Aussitôt, une chaleur intolérable envahit le laboratoire.
La... Nous y sommes... A présent, prends cette paire de jumelles. Tu y es ? Bon ! Objectif: à deux mille mètres, ce pin qui se dresse à droite du calvaire. Si je supprime cet arbre, cela ne fera de
mal à personne. On supposera qu'il a été déraciné par la tempête. La jetée est déserte, n'est-ce pas ?
Pas une mouette, pas un chat !
Je considérai mon ami avec une sorte de crainte superstitieuse. Il parlait d'un ton d'assurance tel qu'il m'était impossible de ne le point croire.
Je suis prêt... et toi ? Veux-tu observer le pin et me décrire tes sensations ?
Ayant braqué la jumelle, je poussai un cri d'horreur :
Arrête ! Arrête !... Il y a des hommes là-bas !
Trop tard !... Le rayon dévorant avait accompli son œuvre...
Éperdu, je scrutais l'horizon, dans le secret espoir de voir surgir l'arbre et les cinq inconnus qui venaient d'être si rapidement rayés du monde... Je ne voyais plus, hélas que la croix étendant ses
deux bras dans un geste figé. Bientôt, dans le champ de l'objectif, je discernai un homme, visiblement affolé, courant de tous côtés, et j'imaginais l'épouvante de cet être qui avait assisté à une
aussi mystérieuse disparition. Une large traînée marquait, sur la route, le passage du rayon mortel.
Anéanti. Bréfailles s'était affalé dans un fauteuil.
Tu ne t'es pas trompé ? dit-il. l'air égaré.
Regarde toi-même... Vois ce malheureux qui a échappé, par je ne sais quel miracle.
Bréfailles prit les jumelles :
Oui parbleu ! Il est fou de terreur...Pourvu qu'il n'aille pas se jeter à la mer, maintenant ! Ce serait complet.
Il tomba dans une sinistre rêverie. Le son de sa voix se fêla, comme son cerveau probablement :
Oui. c'est cela, mon œuvre est. néfaste. C'est la mort... La mort... Pauvre humanité ! Elle dispose déjà de tant de moyens de dévastation, qu'il serait criminel de la doter de celui-là !... Ainsi...
J'ai tué... cinq hommes dis-tu ? Beau tableau ! Des veuves, des orphelins... Et par ma faute !
Il sanglotait, la tête dans les mains :
Par ma faute !... Ah ! Maudit soit le jour où j'ai ramassé cet aérolithe ! Mieux vaut m'en aller... Oui... Mourir !
Clovis Chérigny revivait la scène atroce, bouleversé, M. Barlevois lui enjoignit de s'octroyer quelque repos. Sans l'écouter Chérigny poursuivait :
Bréfailles prononçait des phrases incohérentes. Il avait oublié jusqu'à ma présence. Il ne me prêtait aucune attention. « Plus de témoins ! hurla t-il... Le château aussi !... Dans trois minutes,
tout sera fini ! » Furieux, il se précipita sur l'appareil, le renversa, se coucha devant le tube qui gisait sur le parquet et. délibérément, du bout du pied, souleva le couvercle.
Horreur ! Bréfailles, happé par Je rayon, n'était plus là !
Le couvercle s'était rabattu, par hasard. Mais moi je savais que le grain de Nébulium allait glisser de l'étui dangereusement incliné, se libérer de ses écrans... Et alors... Que l'irréparable se
produirait. Essayer de relever le trépied, il n'y fallait pas songer. Un geste malheureux et c'était la catastrophe.
Hurlant à mon tour, j'ouvris la baie qui donne sur la falaise et. sans plus réfléchir, je me lançai dans le vide, préférant cette mort certaine à l'horrible fin qui m'attendait.
J'ai su depuis, que deux secondes après ma chute vertigineuse, il ne restait plus trace du château.
M.Barlevois méditait. Tout était plausible dans ce récit, l'ont concordait avec les données qu'il possédait lui-même. Une question lui brûla les lèvres :
Mais... Le grain de Nébulium ?... Qu'est-il devenu ? comment n'a-t-il pas détruit tout ce coin de la côte ?
Oui... Comment ?... C'est une question que je me suis bien souvent posée... Je suppose qu'il a dû se bloquer dans une veine de minerai, sous les fondations de l'édifice et que, là, garanti par une
espèce de gaine naturelle, il repose, inoffensif... Jusqu'au jour où on s'avisera de vouloir le découvrir.
Me permettez-vous de revenir demain avec mon greffier ? Demanda le procureur.
Demain ?
Clovis Chérigny eut un pâle sourire.
Demain ? Inutile...
En effet, il devait tomber dans une prostration extrême peu après avoir achevé son récit. Le docteur appelé, hocha la tête :
C'est la fin...
Clovis Chérigny succomba dans la soirée, sans avoir repris ses sens.
Dans son cabinet,Mr Barlevois notait l'étrange déposition qu'il venait d'entendre ? Chérigny avait-il dit la vérité? De sa déclaration que fallait-il retenir ?
Et puis sa mort, survenant après celle de Mr de Bréfailles, ne mettait-elle point fin à l'action judiciaire ?
Mr Barlevois referma le dossier. Il alluma une cigarette. Un haussement d'épaule :
- Affaire classée ! Murmura t-il,,,
Nombreux sont les touristes qui viennent voir de loin le Calvaire-noir et l'emplacement du château de Bréfailles . Aucun n'ose s'aventurer sur les lieux tragiques qui ont gardé leur secret.
Mr Barlevois ne divulguera jamais la surprenante histoire qu'il est seul à connaître, que personne ne pourait vérifier, à laquelle personne n'ajouterait foi...
Ce prudent magistrat ne veut pas compromettre son avancement...
Gaston Guillot
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